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Billet de blog 12 novembre 2020

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Les chroniques de Besançon : Je vais marcher sur le feu !

Et alors quelle magie : Lucas marche sur le feu ! Lucas offre au petit garçon un immense cadeau ! Le plus beau des cadeaux d'anniversaire ! Et alors le petit garçon hurle au fond de moi : Oh regarde comme c'est beau ! Et alors je me précipite avec émotion de lui faire écho en silence : Mesdames, Messieurs : Lucas ! L'artiste Lucas, Lucas Chasseur !

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Les chroniques de Besançon

Je vais marcher sur le feu

Je croyais avoir échappé aux djinns depuis l'âge de l'enfance où je les avais laissés, là-bas, dans la fosse à cendres de ma vallée natale. Mais manifestement ils m'ont suivi. En tout cas celui-là.
Je vous raconte
Nous sommes en fin de journée, et en cette saison la nuit s'abat de plus en plus tôt sur la ville, comme pressée de nous jeter dans les griffes de l'hiver. On en est chaque jour surpris, tant nos têtes traînent encore à quelques lieues de temps derrière nous, aux heures d'été.
Je viens de commander un livre à mon libraire, et je presse le pas avec la ferme intention de quitter au plus vite le centre-ville. C'est que je ne me lasse pas de profiter encore et encore de ce splendide automne qui peine à nous quitter tant il sait que ça nous peine de le perdre. Un peu comme ces lendemains de place de village où le cirque s'étend en langueur pour ranger ses tentes et accessoires, et c'est tant mieux parce que ça permet aux enfants qui rodent autour de prolonger leurs rêveries de la veille.
Je m'avance dans la direction de Rivotte pour rejoindre le chemin de halage qui mène à la Malate.
Soudain je vois les gens s'écarter devant une apparition. Et quelle apparition ! L'homme, tout habillé de noir, est emmitouflé dans une sorte de tenue de combat qui colle à ses jambes nouées de muscles. Il porte un grand sac à dos militaire et tient fermement contre lui un skateboard. Mais le plus bizarre, c'est ce grand râteau qu'il arbore comme la mort porte sa faux en étendard. Sa tête est camouflée par un long bonnet qui descend plus bas que les oreilles, et son visage entièrement caché par un foulard de quelque dangereux malfrat.
Aux temps des forçats on aurait dit un forçat, aux temps des guerres coloniales on aurait dit un légionnaire, mais à nos pitoyables temps de paix et de bien-être, on dira qu'il a tout d'un terroriste.
Et très vite il n'y a plus que moi sur le trottoir. Et lui, tel un rhinocéros en train de charger quelque malotru, il continue à foncer droit dans ma direction. On aurait dit que je vais être la cible de je ne sais quel intégriste ou malade mental, c'est souvent les deux à la fois. Mais je n'en démords pas : le trottoir est à tout le monde, et donc à moi aussi. Si bien que c'est lui qui finit par marquer un arrêt brusque, face à face. Je me dis qu'il est foutu de me reprocher d'avoir freiné sa course, et ça m'amuse d'avance : au moins ma longue et ennuyeuse journée risque de vivre un petit événement qui la rendrait un peu moins inutile.
- Salut Mustapha !
- C'est qui, je demande ?
- C'est moi !
Les gens ont toujours l'impression qu'il n'y a qu'un moi, et à leurs yeux ça ne peut être qu'eux et uniquement eux. Sans doute un reste du temps où nous étions bébés, et où nous avions la certitude absolue qu'il n'y a que nous sur terre aux yeux de nos mères.
Évidemment il m'a reconnu parce que moi je ne fais que semblant de porter bas ce fichu camouflage obligatoire qui nous prive du sourire des passants. L'unique chose que ma rue fournissait gratuitement, tant ma rue est bondée d'enseignes de vente. Des commerces le plus souvent inutiles. Inutiles à tout, sauf à polluer la terre et la vie. Et les esprits surtout.

Illustration 1
Lucas Chasseur, artiste


Devant mon regard étonné, mon interlocuteur comprend le ridicule du moi de sa réponse. Et alors il se lance dans d'incroyables torsions pour se découvrir le visage. Il se défait d'abord avec moult peines de son attirail. Puis enlève avec une forte délicatesse son bonnet d'hiver, on aurait dit un acteur de la comedia del arte qui doit faite attention à ne pas casser son masque.
Mais mon regard continue à afficher le même étonnement. Alors il se décide à enlever aussi son fichu foulard de bandait, et il lui faut bien plus que ses deux mains pour enfin laborieusement le dénouer. 
- Ah c'est toi, Lucas ?
- Ouais !
- Et tu fais quoi avec tout ça ?
Je ne sais pas comment cette stupide question a échappé à ma vigilance. Un reflexe stupide que les conversations banales nous fournissent à volonté, tant nos têtes en débordent : ça va, oui et toi, on fait aller, pas mal, c'est comme ça, etc, etc. On devrait les interdire pour libérer les gens. Mais bon, la vie sociale n'est que ce qu'elle est, c'est-à-dire peu sociale à la réflexion, et les gens n'ont guère envie d'être libres...
- Je vais marcher sur le feu !
- Quoi ?
Là, c'est le petit garçon en moi qui s'est esclaffé. Moi je sais que Lucas est un saltimbanque de vieille école, mais lui, le petit garçon, il le prend peut-être pour un magicien ou un sorcier de mon enfance, va savoir... 
Lucas m'explique qu'il doit se filmer marchant sur le feu: 
- Pour un clip de chanson ! 
Je m'emporte:
- Où est-ce que tu vas faire le feu ?
- En dehors de la ville, sur le chemin de halage vers Beure...
Le petit garçon et moi nous sursautons en même temps:
- Est-ce que je peux venir ?
- Euh... c'est-à-dire que...
Je devine instantanément le refus qui s'apprête à s'afficher sur son visage. Mais je ne suis pas de cette espèce courante qui se laisse intimider par le premier hochement de tête. Ou la moindre moue contrariée de visage. Quand j'ai une forte envie de quelque chose, je le fais coûte que coûte. C'est mon côté hyper-capricieux, comme dit l'autre, et ça me va. Oui madame, ça me va depuis qu'un lointain petit garçon misérable mais volontaire me l'avait transmis en dette, là-bas où il l'affichait à la face de la misère. Et même à la face de ce dieu-là qui exigeait des enfants de toujours courber l'échine devant les hommes adultes, ces mâles dominants, incultes et brutaux, qui se savaient fiers d'être à son image. Mais je vous l'accorde, chère madame, c'est excessif et il en est qui savent toujours me le rappeler, sans ménagement. Je reconnais à tout un chacun le droit de me remettre fermement en place, pour abus de caprice. Et toujours je l'accepte avec sérénité, car c'est là le prix légitime de mon total acharnement à ne jamais censurer les désirs du petit garçon.
Et là, il s'agit d'un feu, Madame ! 
Un feu de camp !
Un feu de Kanoun, quoi !
Le Kanoun c'est une sorte de foyer de feu de mon enfance : on creusait un petit trou dans la terre, loin des adultes, on allumait un feu, on se calfeutrait autour, serrés les uns contre les autres en cercle fermé. Et vas-y que je t'en raconte, moi, des histoires à te faire voler là-haut dans le plus haut des cieux, au-delà des nuages, assis en tailleur sur un magnifique tapis volant. Et crois-moi, au vu de mon âge de maintenant, je sais avec certitude une chose : si tous les humains de la terre pouvaient nous voir en ce temps-là, tous les humains de la terre enrageraient de jalousie devant un tel bonheur...
- Je viens avec toi, Lucas, je ne ferai rien, je me mettrai loin...
Lucas hésite. Ça se voit à sa manière paresseuse de remettre son camouflage. On l'aurait dit sur le point d'annuler son projet. Puis quelque chose en lui le déborde, alors il me sourit. il me sourit de son plus beau sourire, vous savez, ces sourires on ne peut plus généreux que seuls les noirs savent étirer sur tout leur visage. Et par chance, Lucas est noir.
Et nous voici à avancer en continuant à affoler les petites gens de petites villes de province, qui iront sûrement raconter ce soir, mais seulement au téléphone vu qu'ils vivent seuls leur implacable solitude de confinement, ils diront qu'ils ont vu en chair et en os un terroriste et son commanditaire.
On quitte la ville.
Et alors le jour qui décline nous salue d'une infinité de clins d'œil d'une infinie tendresse : Salut à toi jour qui t'en vas, je me dis en mon for intérieur. Et aussitôt le petit garçon de répéter après moi : Salut à toi jour qui t'en vas! Salut à toi jour qui t'en vas! Salut à toi jour qui t'en vas!
Je m'émeus de ces échos pendant que Lucas me donne des explications techniques. Des consignes qui dépoétisent la magie du moment, du moins aux yeux de l'adulte que je suis, car lui, l'autre, le petit garçon, il en est tout retourné:
- Oui ! Oui ! s'écrie-t-il (le petit garçon), non sans ce mélange d'inquiétude et de jubilation : Oui, oui, si tu brûles je jette le linge mouillé sur toi !

Et voilà ! Après avoir inspecté plusieurs emplacements, Lucas se choisit un coin et le prépare avec excitation. Un peu comme les poules de mon enfance, puisque c'est uniquement d'enfance qu'il s'agit, là, à l'instant. En ce temps-là, quand les poules de mon enfance devaient pondre de toute urgence loin de leur lieu de pondaison, elles devenaient folles, couraient en tous sens, tournaient en rond dans une incroyable excitation, et surtout gloussaient d'un étrange gloussement qui ne leur venait qu'à ce moment-là. Un son bizarre dû sans doute à la douleur de devoir encore retenir l’œuf qui menace de sortir.
Et là, Lucas c'est pareil: il nettoie, dépoussière ou je ne sais quoi, il déverse une poudre blanche sur quelques mètres, puis il étale le tout avec son râteau en un joli tapis qui donne envie de s'allonger dessus.
Puis il me fait signe de me tenir éloigné et met le feu. ça s'embrase un peu trop, à le faire marmonner je ne sais quelle inquiétude ou injonction magique.
Puis le feu s'apaise et s'harmonise. 
Et alors là : quelle magie!
Et alors Lucas marche sur le feu !
Et alors Lucas offre au petit garçon un immense cadeau !
Le plus beau des cadeaux d'anniversaire !
Et alors le petit garçon hurle au fond de moi : Oh regarde comme c'est beau!
Et alors je me précipite avec émotion de lui faire écho en silence : Mesdames, Messieurs : Lucas ! L'artiste Lucas, Lucas Chasseur !
Mustapha Kharmoudi, Besançon, le 11 novembre 2020

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