Une femme libre
Une amie me rend visite depuis sa lointaine province. Nous discutons longuement. Et comme le monde est petit, nous découvrons nombre d'amitiés communes. Elle est très agréable, malgré son aspect dame bourgeoise aux manières un peu trop précieuses...
Au moment du repas, je lui dis :
- Je t'emmène manger dans un endroit que tu n'oublieras pas de si tôt !
Je pensais à mon boui-boui, je la soupçonnais de n'avoir jamais mis les pieds dans ce genre de bas-fonds.
Mais en fait c'est moi qui vais plonger dans une histoire que je n'oublierai jamais de ma vie.
Je vous raconte.
A peine installés à l'étroit, sur une petite hçira - tapis très fin en alfa - posée sur une banquette en ciment, une dame indéfinissable fait irruption, et de la façon la plus tonitruante. Mi-clocharde, mi-dame indigne, à te jeter à la figure : tu veux ma photo ou quoi ? Quelle gueule, et quelle présence ! On la dirait tout droit sorti d'un film italien des années 70, genre Anna Magnani dans « Mamma Roma », du poète Pasolini...
C'est la première fois que je la vois. Je me dis qu'elle ne doit pas être de ce village, peut-être qu'elle est juste de passage. En tout cas je ne peux pas la laisser repartir comme ça, au risque qu'elle disparaisse définitivement. Ma tête m'ordonne de tout faire pour la retenir. Coûte que coûte. Alors j'obéis en me saisissant de n'importe quel prétexte pour l'interpeller : une remarque à la ramasse, à propos de son petit chien qu'elle a un peu grondé pour qu'il ne rentre pas. Je bredouille :
- Je vais vous signaler à la société protectrice des animaux !
Vous pouvez penser ce que vous voudrez de cette attitude aussi stupide que cavalière, mais autant que je vous coupe, tout de suite, toute envie de vous moquer de moi : mon piège a fonctionné, à merveille. Cette bouleversante dame à moitié folle va rester une heure avec nous...
Elle rit de ma boutade, je me dis que c'est gagné. Elle s'attarde à nous expliquer, avec moult peines et éclats de rire mêlés, cette rocambolesque histoire de ce bébé de chien dont elle aurait hérité après un imbroglio très compliqué. Je ne comprends rien, et je le montre en fronçant les sourcils. Mais elle, elle s'en fiche. Royalement. En guise de meilleure explication, elle se marre, manifestement contente de mon embarras...
Je saute le pas, l'invite à s'asseoir. Elle fait comme si elle ne m'a pas entendu, elle poursuit ses phrases qui ne veulent pas finir... Finalement elle se pose sur le petit tabouret. Je suis heureux, je lui demande son prénom. Elle répond, je sursaute. L'expression bouleversée de mon visage l'inquiète, mais aussitôt elle contre-attaque :
- Et toi, c'est comment ton prénom ?
Je lui donne le même prénom qu'elle. Un prénom de femme pour un homme, ça la fait pouffer de rire. Mais d'un rire gêné, elle doit penser que je me moque. Elle fait semblant de ne pas avoir compris, et repose la même question. Je redis le même prénom.
Un malaise.
Alors ma voisine entre en jeu. L'amie qui est venue me voir (vous suivez?) semble plus gênée encore. Elle ne pouvait pas s'attendre à cet échange surréaliste et à flux tendu. Sans doute improbable dans sa vie. Elle tente de tempérer :
- C'est le prénom de la femme qu'il a aimée !
Je rectifie :
- Que j'aime !
Ça la réjouit. Elle rit, elle rit d'un rire franc et ample. D'une bouche sensuelle et gourmande, même si on devine que le temps et l'alcool sont passés par là.
Elle se met à parler. Sans retenue. Mais elle trébuche souvent sur certains mots. Je connais, c'est une particularité des immigrés. Je le lui dis, elle confirme.
Elle nous raconte tout. Ou plutôt elle se raconte tout, tout. Je suis submergé d'enchantement. Je l'interroge sans cesse, elle répond comme elle veut. Et si je fronce les sourcils, si je lui demande de recommencer parce que je n'ai pas compris, ou parce qu'elle a sauté une étape, ce qu'elle fait en abondance, elle pouffe de rire. D'un naturel. Parfois elle reprend, souvent elle poursuit sa narration, comme par peur de se perdre.
Je finis par saisir l'essentiel.
De parents originaires du Rif - le Nord récalcitrant du Maroc - elle a grandi en Norvège, a eu trois enfants, de trois pères différents, si si elle précise et insiste. Puis elle est revenue un temps vivre à Tanger. Pourquoi Tanger? Je n'ai pas le temps de le lui demander, que déjà elle dit y avoir retrouvé un ancien mari, son premier. Je la coupe :
- Le père duquel de tes enfants ?
Elle rit :
- D'aucun !
- Et tu l'as croisé comme ça ?
Elle rit, il savait qu'elle était là, et il est venu la voir, avec un bouquet de fleurs, mais pas n'importe où, dans un bar. Certainement un bar des bas-fonds tangérois, elle ne l'a pas dit mais je le lui demanderai la prochaine fois, si prochaine fois il y a. Mais si, mais si, il y en aura forcément, une telle promesse de folle histoire, ça ne peut pas m'échapper.
Elle dit qu'il est ruiné maintenant. Il faut insister pour savoir qu'il avait été riche, très riche. Immensément riche, dit-elle avec fierté, comme pour signifier qu'elle l'avait quitté malgré sa richesse. Elle l'a trouvé si moche et si vieilli qu'elle a eu honte de le présenter comme son ex-mari à ses copains de beuverie. Elle a dit que c'était un ami. Je m'insurge, elle jubile :
- Il est devenu trop vieux !
Elle rit, toute heureuse, avant d'ajouter :
- Lui, il a cru que moi ce n'était moi, mais ma fille !
Harcelée à Tanger, par ce même ex mais aussi à cause de sa dégaine déglinguée, vaguement baba-cool mais avec peu de goût, elle fuit au loin, le plus loin possible. Ici donc, dans ce même endroit où je suis retiré pour un mois d'isolement et d'écriture, aux environs de Siki Kaouki.
Et même ici, elle se bat chaque jour pour garder sa liberté. Elle se sent bien comme elle est, après avoir eu une vie norvégienne normale. Elle veut être exactement comme elle veut, ni plus ni moins. Ni moins surtout. Elle ne cesse de répéter « femme libre ». Et à sa façon de le dire et d'insister, on sait qu'elle sait ce que ce que ce mot contient de danger pour les femmes dans cette stupide société masculine.
Ici les gens acceptent allègrement la pratique de l'abject et l'ignoble, mais à la stricte condition de n'en rien montrer en public. Il faut que ça reste caché, confiné dans la sphère privée, familiale, de clan, etc. N'est-ce pas, mesdames qui êtes bien sur vous ?
Elle assène :
- Je sais qu'ils me prennent tous pour une pute, mais je suis une femme libre, et je les emmerde!
Elle raconte – en riant, en éclatant de rire - qu'elle a failli trucider trois ou quatre hommes à cause de ça. J'ai eu un vif regret qu'elle ne l'ait pas fait... pff... Dans ce beau pays où les hommes – tous fervents adeptes de la plus belle des religions du monde, n'est-ce pas -, qui ne savent être que vulgaires, après tout ne serait-ce pas un contentement qu'il en est qui crèvent par la main de cette folle sans bornes ?
Je me dis qu'elle honore la gente féminine de ce pays. Et tous les habitants de ce pays.
Et qu'il ne faut pas que je la perde de vue.
On finit de manger pendant qu'elle nous conte des contes invraisemblables, mais manifestement aussi vraies que ce soleil généreux qui tape fort là-haut. Je dois retourner à mon travail. Je m'en vais à regret...
Plus tard après le dur labeur, je pars faire ma seconde marche, il y en a trois par jour. Celle-ci est plus rude, plus méditative car ses plages ne sont pas aisément accessibles. Soudain je l'aperçois au loin, impossible de ne pas la reconnaître. Je la fixe dans l'espoir qu'elle se retourne, mais elle ne se retourne pas. Elle ne se retournera pas, elle marche seule, suivie de son chien, dans une direction où je croise très rarement quelqu'un... et encore moins une femme... et encore moins une femme marocaine...
Je sais que ce faisant elle risque de faire des mauvaises rencontres. Mais je ne m'inquiète pas outre mesure, au contraire. Je me dis que c'est sa façon à elle de porter sa liberté, fut-il à son paroxysme...
Et dans ma tête je l'imagine capable de faire face à toute entrave...
Je repense à cette chanson de ma jeunesse dijonnaise. La chanteuse s'appelait Janine Jean :
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Aujourd'hui je crève en beauté ma foi
Tous les centimètres que me donne MA loi
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MK, Sidi Kaouki, Maroc, le 12 avril 2018