Journal de bord (1)
C'est en septembre dernier que j'ai vraiment senti que j'étais à nouveau au meilleur de ma forme. Définitivement débarrassé des mauvais effets de cette tragédie qui s'était abattue sur moi en mars dernier. Et aussitôt j'ai décidé d'enclencher à nouveau le compte à rebours de ma vie.
L’intérêt de fixer une date est vital : seul cet acte est en mesure de m’entraîner dans un processus progressif de retrait de la vie. Et alors, au fur et à mesure que les jours passent, je deviens tout un autre, détaché, en constant état de sublimer le moment crucial de la séparation définitive. Et comme je l’ai déjà vécu en mars dernier, sans la moindre hésitation et sans la moindre appréhension, c’est d’autant plus grisant que ça me met en impatience d’y être...
Mais choisir une date n’est pas une affaire anodine, c’est mieux d’opter pour une date déjà chargée symboliquement, qui se dressera ainsi tel un phare vers lequel on se dirige.
Ensuite, on ne l'imagine pas a priori, mais il y a un obstacle de taille dans le choix de la date : éviter à tout prix de parasiter par ma mort les anniversaires, fêtes et autres moments forts de mes proches et amis. Et donc là en l'occurrence, écarter le mois d'octobre pour cause de deux anniversaires. Dont celui d'un lointain petit garçon dont je garde les meilleurs souvenirs de ce temps-là.
Finalement, après mûre réflexion, je me suis d’abord décidé à partir le 11 novembre. Date de mon vrai anniversaire. Et non le 6 janvier comme c'est indiqué sur mes papiers officiels, parce que je suis né de parents à l'époque non encore homo-sapiens, si j'ose utiliser cette métaphore. Du moins aux yeux de la République française qui avait charge de mon pays natal. Et qui donc excluait ainsi les indigènes, et à leur tête les paysans et autre petit garçon aussi rural que pauvre, de toute consignation dans l'état civil. Autrement dit, de toute possible appartenance à la grande civilisation des hommes.
Oh oh Marianne, Marianne, que les avais-tu laissés faire...
Ce n'est qu'après l'indépendance du Maroc que j’allais recouvrer mon humanité, si j'ose dire. Et alors, comme mon père, aussi rural qu’analphabète, n'en savait guère, c’est l'officier d'état civil qui avait dû improviser approximativement une date pour chacun et chacune de mes 10 frères et sœurs. Bref, je me suis dit que ce serait plutôt bien que je me venge de cette injustice en faisant inscrire sur ma tombe «mort le 11 novembre 2023 ».
Et je me suis tenu à cette perspective.
Et plus les jours passaient, plus je me sentais heureux, très heureux. Bien que le mot heureux ne convienne pas vraiment à cet état de transcendance, dans lequel je plongeais jour après jour, comme dans un rêve duquel on aimerait ne jamais se réveiller.
Je ressentais en permanence une sorte de présence de ce qu'on pourrait appeler l'Univers, ou de tout autre mot significatif, à la condition qu’il n’ait rien avoir, ni de près ni de loin, avec ces mots qui désignent les dieux aussi exclusifs que vengeurs du monothéisme. Quelque chose se diffusait en moi, un peu comme si l'univers venait s’enquérir de l'avancée de mes préparatifs. Et donc vérifier - de lui-même – que je n'oublierai aucun de mes souvenirs heureux. Et par la même occasion, veiller à ce qu’aucun de mes mauvais souvenirs ne se glisse, à mon insu, dans mon baluchon de voyage éternel. Et il a raison l'univers, car on ne sait jamais avec la vie sur Terre, tant la vie sur Terre, c'est bien plus de peine que de joie.
C'est de là que vient, faut-il le rappeler, l'idée primitive du paradis et de l'enfer : l'intuition qu'après la mort, on revivrait, en bien ou en mal, selon ce qu'on emporte avec nous de bons ou de mauvais souvenirs. D’où l’intérêt de toujours prendre soin à faire de sa vie, autant que se peut, un joli bouquet de beaux souvenirs. Et oh combien il est vrai que «Philosopher c'est à prendre à mourir».
(A suivre)
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