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Billet de blog 14 janvier 2025

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La belle, la lune et la mélancolie

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je rentre paisiblement chez moi après un après-midi de rêve, seul sur la célèbre péniche "Le Chaland". Je me sens d’attaque pour boucler ce soir ce texte ardu qui me résiste depuis quelques jours.
En traversant le pont de la République, je m’émeus de constater que partout où mon regard se porte, que ce soit vers l’Est, l’Ouest, le Sud ou le Nord, le ciel de Besançon est d’un bleu sans tâche.
Je remonte la rue du même nom avec toutes ces pensées que la péniche m’a racontées, et qui continuent, là, à voltiger en nuée autour de moi. Et si ce n’était l’automate en moi qui a en charge la gestion de la vie courante, je n’aurais pas remarqué le distributeur de billets de banque. Il faudra ce soir que je paie ma voisine pour l’e vin de Bourgogne qu’elle m’a apporté de sa grande virée du week-end.
Mais voilà, le guichet m’oppose un refus catégorique, au point de menacer de retenir ma carte. Je râle, et une dame à l’autre guichet me dit :
– Il marche pas celui-là, Monsieur Kharmoudi, attendez je vais vous aider… Je fais, surpris : – Ah, on se connaît ?
Elle fait des petits mouvements de ses épaules en disant :
– On est amis sur Facebook, mais il n’y a pas ma photo….
Elle est vraiment belle, je prends plaisir à la taquiner :
– Et pour quelle raison vous nous privez de ce si joli visage ? De ce regard profond ?
Puis je reprends mon sérieux :
-C’est quoi votre nom ?
Et à nouveau elle fait une moue de petite fille, elle me dit son nom et ajoute :
– C’est pas celui sur facebook
Bref, elle m’aide à sortir un peu de sou, tout en disant d’une voix agréable qu’on dirait une voix de séduction :
– Je suis contente que vous allez à merveille ces jours-ci !
Je souris d’un franc sourire en pensant que c’est peut-être elle qui a mis ce même commentaire sur ma page, et elle ajoute :
– Pour une fois que vous écrivez des choses joyeuses…
Je réponds qu’effectivement je vais bien, à merveille comme elle dit, tout en précisant que ce n’est pas pour ça que j’écris des choses joyeuses. Elle affiche un joli sourire de confirmation, comme si elle le savait d’expérience.
Je m’apprête à poursuivre mon chemin, car déjà mes rêveries commencent à me titiller pour prolonger ce voyage aussi joyeux que féerique en cette journée bénie. Je lui souris d’un sourire d’au revoir, elle s’écarte comme font les personnes polies ou intimidées, mais elle trouve tout de même le courage de lâcher d’une voix d’excuse, comme on jette une bouteille à la mer :
– J’aimerais à l’occasion vous montrer ce que j’écris.
Et là, jamais je ne me dérobe. Je dis à mes rêveries de bien vouloir patienter tout le temps qu’il faudra, et surtout ne plus me tenter d’aucune tentation, vu que cette charmante dame me réclame sa petite part de l’immense dette morale que je dois à l’univers et en particulier à toutes celles et ceux à qui je confiais tant de poèmes et tant de textes boiteux, écorchés, inachevés et griffés d’une écriture illisible. C’était à l’époque lointaine d’une jeunesse hâtive, où le temps prenait soin de toute mon insouciance, à la condition toutefois de toujours lui raconter en rimes et en prose tout l’amour qui m’y habitait.
Je range mon porte-monnaie, je me tourne vers elle et je lui demande d’une voix neutre sur quoi elle écrit. Elle fait en haussant les épaules :
– Oh je raconte mon histoire…
Je la travaille au corps, fermement, dans le genre ça passe ou ça casse :
– Et c’est quelle petite histoire parmi toutes tes petites histoires, chère collègue ?
Elle relève le tutoiement, et son visage se détend. Alors elle ajoute :
– La plus triste de mes histoires…
Elle se tait comme par pudeur, mais mon regard somme son regard de ne pas se détourner. Elle baisse la voix :
– J’ai aimé un homme au-delà de tout, et c’est le seul homme que j’ai vraiment aimé, c’était il y a très longtemps…
Elle met du temps à avaler sa salive, je me montre attentif, bienveillant car je sens venir une chute dans les enfers de sa vie d’après. Ça la rassure, et elle poursuit :
– Et je l’avais quitté…
Elle détourne le regard vers la rue, comme de honte. Je tente de l’encourager :
– Et ensuite ?
Elle lance une sentence des plus cruelles :
– Je n’ai plus jamais aimé qui que ce soit d’autre…
Le silence s’abat sur nous, comme ces bêtes qui sentent la présence d’un prédateur. Je me hasarde :
– Et il est où maintenant ?
Elle ferme les yeux, ses bras chutent le long de son corps, son sac à main glisse et elle ne le rattrape que de justesse. Puis elle hausse les épaules :
– Oh si au moins je savais où il est, j’aimerais tant prendre de ses nouvelles, au moins une fois… J’aimerais tant… j’aimerais tant…
Elle voit que ça m’émeut, et elle tente de dédramatiser comme il sied aux gens de bonne famille de ne jamais s’autoriser quelque larme en public, elle esquive :
– Je suis un peu comme votre « J’attendais Anna »…
Je souris de contentement :
– Ah vous l’avez lu ?
Elle fait d’une voix tout en excuse :
– Non, ma fille m’a dit que c’est trop dur pour moi, elle m’en a juste lu quelques beaux passages….
Je ris, je trouve tout ça mignon. Je lui laisse mon numéro de téléphone et elle conclut :
– Je passerai la semaine prochaine à Granvelle en fin de matinée, mais je vous enverrai un petit SMS avant…
On se quitte, et je remonte la rue pour rentrer chez moi, la tête monopolisée par l’histoire de cette dame, comme en écho à quelque histoire personnelle de mon passé, ou tout au moins comme si j’étais l’homme qu’elle avait aimé et qui attend toujours qu’elle lui écrive. Qu’elle lui dise qu’elle l’aime encore comme lui-même il n’aura cessé de l’aimer…
A mon arrivée sur la place de l’Hôtel de ville, je me retourne par réflexe, et qu’est-ce que je vois ? La lune ! La lune épanouie à peine plus haut que le clocher de l’église…
La lune est ma complice, mon porte-bonheur, ma confidente et mon inspiratrice.
Et là, elle est exceptionnelle. C’est rare, très rare, de la voir aussi rayonnante. De toute ma vie, que ce soit ici ou ailleurs, partout où je suis allé, je ne l’ai que très rarement vue si bouleversante.
Je lui dis :
– Holà, belle déesse, qu’est-ce que tu es belle ce soir !
D’habitude ça l’enchante, mais là elle n’en fait rien. Je la regarde avec un léger étonnement, mais la voilà qui m’oppose une moue dubitative. Je lui lance :
– Quoi ? Qu’est-ce qui te manque ? Regarde autour de toi, il n’y a pas la moindre trace du moindre nuage dans le beau ciel bleu de Besançon !
La lune répond d’une voix silencieuse que seul mon cœur entend :
– Il ne s’agit pas de moi !
Je m’inquiète :
– De la dame que je viens de croiser ?
Elle fait non d’un silence têtu, je m’inquiète davantage :
– Est-ce qu’il s’agit de quelqu’un qui m’est cher ?
Elle reste muette, mon cœur perçoit seulement un vague reflet en oui.
On n’a pas idée dans quel état je me suis retrouvé, là, à deux pas de chez moi, où je compte boucler un article ardu avant 22h, l’heure à laquelle ma voisine me rejoindra pour me faire goûter ce sublime vin de Bourgogne, de surcroît au milieu de tous ces fêtards qui ne manqueront pas d’envahir le mur blanc de mon salon, au moment où ils envahiront le jardin et l’immense salon de « Gatsby le Magnifique »…
Et alors je reste là, le dos collé contre le mur de l’Hôtel de ville, face à la lune. Je reste là, à essayer de comprendre ce qui perturbe la lune à ce point, et qui apparemment devrait me perturber tout autant.
A la fin, la lune me murmure :
– Est-ce que tu te souviens de la dernière fois que tu m’avais vue aussi belle que ce soir ?
Je fais en même temps oui et non de la tête, parce que c’est loin et parce que je ne suis pas du genre à retenir les dates. Ni même les lieux d’ailleurs.
Elle attend, elle attend, elle attend. Et à la fin, elle dit d’une voix déçue :
– C’était en Ardèche et c’était par bel été…
Elle se tait et attend ma réaction. Mais rien ne me revient, alors elle ajoute :
– C’était sur la terrasse de cette maison isolée où tu avais pleuré toute la soirée…
J’essaie de me rappeler de quelle fois elle parle, puisque j’allais souvent dans cette maison isolée pour écrire tout seul. Et qui dit écrire dit pleurer…
Et la voilà qui enfonce le clou :
– Ce n’était pas à cause de l’écriture, et tu n’étais pas seul…
Je suis sonné : ça tente de me revenir, mais tout en moi refuse, tout en moi me brouille avec mille souvenirs à la fois, des souvenirs qui vont et viennent devant mes yeux pour accaprer exprès mon attention, comme d’un défilé de carnaval.
Alors la lune convient de m’aider à lever le voile :
– Te souviens-tu que tu avais tant pleuré cette nuit-là ? Et te souviens-tu qui avait passé une nuit blanche à te consoler de ce chagrin d’enfance ? Te souviens-tu ? Te souviens-tu ? Te souviens-tu pourquoi ton chagrin d’enfance t’était revenu brusquement ? Te souviens-tu que c’était à cause de ce moineau blessé que tu avais trouvé sur la terrasse, et qui avait mis toute la nuit à rendre l’âme dans la chaleur du creux de ta main ?
Et aussitôt mon cœur subit un bombardement de coups violents, très violents, mes jambes se font molles et mes oreilles sonnent l’alerte d’une chute imminente qui pourrait se terminer par l’arrivée du SAMU.
Je me souviens, je me souviens, je me souviens.
J’essaie autant que je peux de me ressaisir, mais je reste cloué. Seule ma tête tente de faire face, en continuant à murmurer comme d’une plainte dans un confessionnal pour croyants :
– Je me souviens, je me souviens, oui je me souviens…
Je trouve la force de lever les yeux vers la lune, avec consternation, et mon cœur lui dit :
– Dis-moi, est-ce qu’elle va bien ?
Et la lune de répondre de sa voix la plus froide :
– Il est temps que tu te le demandes…
Et la lune ne me dit plus rien.
Et je traîne pour rentrer. Je ne suis qu’à cinquante mètres de chez moi, mais autant dire l’interminable voyage d’Ulysse.
Et à peine arrivé que je lance à l’article ardu que ce soir je n’ai pas la tête à son jeu de cache-cache. Et j’envoie un message à la voisine pour lui dire que ce ne sera pas ce soir que je goûterai ce vin rare qu’elle a déniché chez un petit vigneron bourguignon du côté de Gevrey-Chambertin.
Mais je n’ai nul besoin de m’excuser auprès du beau Gatsby. De toute façon il ne verra pas que je ne suis pas venu à sa soirée de ce soir, comme il n’aurait pas vu que j’y suis si j’y avais été. Lui, il est pris ailleurs : à attendre la seule femme qu’il ait aimée de toute sa vie, et qu’il n’a plus jamais revue, et qu’il sait qu’elle habite juste en face, de l’autre côté du lac, prisonnière volontaire d’une vie de luxe qui jamais ne la consolera de ne pas avoir attendu le retour de guerre de son amoureux…
Et puis voici la mélancolie qui s’en vient sans gêne. Elle éteint peu à peu toutes les lumières de mes yeux et de ma tête. Elle met en boucle la plus triste des chansons arabes de mon enfance, celle-là même qui parle d’abandon, mais d’un abandon qui te jette quelque part là-bas au fin fond de l’univers, dans la solitude noire dans un noir total, et qu’il ne te faudra faire aucun bruit, autrement ce serait pire, et va savoir ce qui peut être pire que d’être oublié de l’être que l’on a le plus aimé sur terre…
Et la mélancolie me donne l’ordre de vite m’installer sur le canapé du salon, et j’obtempère en me serrant dans un coin, en position de bête traquée qui se ramasse sur elle-même dans son trou. C’était toujours ainsi que je me mettais quand j’étais petit et que la misère nous était impitoyable, comme d’une guerre permanente.
C’est que je sais combien la mélancolie s’apprête à me saigner, à cause de toutes celles et de tous ceux de mes aimés que j’avais abandonnés sur mon chemin de vie, sans plus jamais me retourner, ne serait-ce que pour voir dans quel état je les avais jetés…
la mélancolie s’assoit à côté de moi, mais aussi partout où se porte mon regard dans mon salon. Et elle attaque :
– Sais-tu pourquoi la lune t’a parlé ainsi ce soir ?
Elle me sait incapable de parole, alors elle poursuit dans un interminable monologue :
– C’est parce que c’est son anniversaire aujourd’hui ! As-tu oublié ?
Tout sursaute en moi, alors même que je reste immobile. Je me recroqueville encore plus, comme d’un nœud qu’il faut serrer et bien serrer de peur qu’il ne se rouvre.
Et la mélancolie de continuer sa charge impitoyable, comme qui dirait je finirai sûrement condamné à mort. Elle fait :
– J’ai essayé de t’en parler hier soir, mais mais tu avais la tête ailleurs, à cause de tout ça tout ça qui te réjouit et qui te fait oublier ce qu’il ne faut jamais oublier. Et encore moins elle. Elle dont tu ne prends plus jamais de nouvelles, comme si jamais elle ne t’avait rendu heureux, si heureux, plus heureux que jamais personne ne t’avait rendu aussi heureux… de toute ta vie…
– Mélancolie mélancolie, s’il te plaît, laisse-moi dormir un peu, et demain tu reprendras ton implacable réquisitoire.
Mais la mélancolie n’a que faire de mon état et de mon sommeil, la mélancolie ne sait faire que son travail de mélancolie, sans pitié. La mélancolie, c’est cette police en toi qui te retient en garde-à-vue toute une nuit durant, et même parfois toute une vie, jusqu’à ce que te reviennent, un à un, tous tes souvenirs avec cette fille-là, telles des étoiles filantes qui viendraient exploser dans ton cœur, à te saigner l’âme.
Ma mélancolie seule sait que les souvenirs n’auront de cesse de me malmener pour n’y avoir plus pensé depuis déjà, quand bien même ce seraient de beaux, de si beaux.
Quand bien même ce seraient les plus beaux de tous les beaux souvenirs de ma vie. De
toute ma vie…
– Mélancolie mélancolie, dis-moi que ça ira mieux demain…

MK, Besançon le 13 janvier 2025

Photo by MK : la lune dans le ciel bleu de Besançon

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La lune du 13 janvier 2025, place du 8 septembre, Besançon © MK

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