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Billet de blog 14 septembre 2020

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Les chroniques de Besançon : Elle est très très célibataire

Avant toute chose, elle te cloue, euh, elle me cloue d'une voix chaude à la Maria Callas: Je suis célibataire! Et la voix de Maria Callas me donne des frissons.  Sur le coup, le coup est rude. C'est à peine si dans ma tête le loup de Tex Avery ne se met pas à renverser toutes les tables de ces gentils bobos qui écoutent le plus sagement du monde le chant latino-brûlant des musiciens

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Les chroniques de Besançon

Elle est très très célibataire

La vie s'essaie à vouloir à tout prix rattraper le temps perdu, je veux dire la vie de fête, ce que j'ai raté à cause de ce fichu coronamachin : Avignon, Aurillac, Chalon dans la rue, Lussas, Lectures sous l'arbre, No-Logo, Rencontres et racines, le FIMU, le Chien à plumes, Le festival de la paille, et j'en passe.
Hier, enfin le très branché Hop-hop-hop - un chouïa bobo mais très avisé et surtout éclectique en matière de musique – nous a enchanté avec ce groupe latino-suisse-allemand: Hermanos Perdidos.
J'ai un peu peiné à trouver un coin sympa, et dès que je l'ai vue, elle, foncé sans hésitation. Elle est ravie de me faire une place, comme si j'étais nécessaire à l'équilibre de sa table, et c'est peut-être vrai, vu qu'ils ne sont que trois. Et du coup on est quatre, chiffre parfait: il y a elle, ensuite elle (l'autre), puis lui, et enfin moi.
Il y a d'abord elle, une amie, une douce amie, la plus douce des douces. Elle est passionnée de photo, et donc toujours à s'esquinter les yeux à zoomer nuit et jour sur les plus infimes détails de la vie. Et accessoirement les beaux quais de Besançon, mais c'est juste quand ça veut. Et diable que c'est beau, quand ça veut.
Moi je l'aime beaucoup. Je la croise le plus souvent à la Brasserie Granvelle, avec sa nonne de copine, ou seule à la Gare d'eau, vers la petite mare de la Guinguette. C'est toujours moi qui vais vers elle, il ne me souvient pas qu'elle m'ait un jour abordé d'elle-même. Le moindre échange avec elle m'emplit de ces infimes petits bonheurs qui peuvent changer ta journée, comme une épice change le goût d'un plat.
J'aime surtout la taquiner sur cette apparente nonchalance qu'elle porte sur elle, comme ceux qui portent sur eux cet air mystérieux d'être d'une autre planète ou d'un autre siècle...
Lui, ça ne sert à rien que je vous en parle, alors restons-en au strict minimum. A mon arrivée, je ne savais rien de lui, et je n'en saurai pas plus en partant. Il faut dire que ce bougre (ah pff... tout de suite les insultes), je reprends (avec neutralité) : il faut dire que ce, euh, qu'il a passé tout le temps du concert à jouer à la gameboy. En une heure et demi, je crois qu'il n'a pas dit un mot. A part à mon arrivée (je fuyais une autre table où il n'y a que des gens à la recherche de gens, une démarche légitime en ces temps de grand esseulement, mais quand c'est triste, voire désespéré, c'est parfois pesant). A mon arrivée donc à cette table (où les gens recherchent aussi d'autres gens, mais avec joie), elle (celle dont je viens de parler) me l'a présenté, lui le taiseux, très brièvement pour s'attarder plus longuement sur elle, l'autre elle. Et alors quand je lui ai dit mon nom, à lui, l'autre euh, il a répondu par une sorte de bafouillage qu'on dirait du japonais (sans doute ça avait à voir avec son jeu). Tout de même, un homme de la cinquantaine c'est censé avoir d'autres mœurs, plus encore par un soir de concert. Mais bon, ma tête m'a dit on n'a qu'à s'en foutre de ce, euh, de sa putain de gameboy qui me cassera les oreilles toute la soirée. Et en vrai, je me suis contenté d'offrir un vicieux plaisir à l'autre sadique qui est dans ma tête, en lui tournant carrément le dos, à l'autre, le, euh,  et en m’asseyant entre lui et les filles... Et vlan pour sa nasillarde gamemachin.
Et puis il y a elle, l'autre-elle donc, vous suivez ? Bon, je recommence, mais soyez attentif parce que ça en vaut vraiment la peine. Donc il y a elle, l'autre elle, made-in-fellini sans contrefaçon, de surcroît avec un rire à la Denise Fabre, j'adore j'adore. Vous vous souvenez que parfois la denise était accompagnée d'un magicien portugais qui ratait tous ses coups avec un art unique, à donner à la denise les pires fous rires en direct. Un rire qui instantanément se répandait dans tous les foyers de France et de Navarre... jusqu'au fin fond de notre joli Haut-Doubs tout perdu là-haut là-haut par grand hiver.
Donc il y a elle, l'autre elle, qui affiche, elle aussi, comme la denise donc, une joie de vivre qui illumine son regard, ses yeux, son visage, ses lèvres, ses mains, ses, euh, enfin bon: partout partout partout. Jusqu'à ce déhanchement sur la chaise qui se met à avoir envie elle aussi, la chaise, de danser. Et qui est, elle donc, de surcroît musicienne. Et déjà dans ta tête tu l'entends jouer du piano, du Chopin en pleine nuit, ou de la flûte, c'est peut-être mieux la flûte, non? 
Donc elle est là, et tout ce qu'elle fait ou ne fait pas, on dirait que c'est fait exprès pour forcer tout le monde à ne voir qu'elle. Et quand moi aussi je ne vois plus qu'elle, elle se prend un air de grande assurance, et se lance dans une sorte de strip-tease mental et surtout artistique, avec des illustrations concrètes de tout son être, en particulier de chaque partie de son corps amarcordien, je veux dire de tout son corps, mais vraiment tout, euh, vraiment vraiment, tu vois, ça te fait, euh...
En premier et avant toute chose, elle te cloue, euh, non, elle me cloue d'une voix chaude, d'une voix à la Maria callas: Je suis célibataire! Et la voix de Maria Callas, qui se met à soudain sonner le carillon dans ma tête, me donne des frissons.  Sur le coup, le coup est rude, choquant, renversant. C'est à peine si le loup de ce fichu Tex Avery ne se met pas à renverser toutes les tables de ces gentils bobos qui écoutent le plus sagement su monde, comme s'ils étaient à la messe, le chant latino-brûlant des musiciens, qui fait briller encore plus ses yeux. à elle, euh, et sûrement ses yeux à lui aussi, je veux dire le loup.
Je le calme, le loup, autant que je peux. Mais bon, il est plus fort que moi car il a, en elle, sur elle, toute une horde d'alliés on ne peut plus guerriers. Puis, à peine je commence à prendre le dessus sur ces deux obsédés-là, euh, sur Tex et sur le cousin de son chien, que ne la voilà-t-il pas qu'elle me répète d'une voix d'institutrice (l'institutrice d'Amarcord pour être plus précis), elle me répète qu'elle est CÉ-LI-BA-TAIRE.
Comme qui dirait c'est mieux deux fois qu'une, au cas où ta tête sonnée n'aurait pas cherché à nier la réalité en encerclant le "suis" de "je suis" des deux célèbres garde-corps: ne et pas. Et il y a de quoi entendre le contraire, vu qu'elle porte sur elle un très joli célibat, gai, menaçant. Et du coup, tu restes là, bouche bée, sans voix. A deux doigts de permettre au beauf de Cabu de prendre le dessus sur ta tête. Ou le loup de Tex Avery qui, lui, est plus indiscipliné. Mais tu te hâtes de leur crier de rester à leur place dans ta grotte mentale, et tu essaies de réfléchir malgré le bordel qu'ils font à tout mettre sens dessus dessous. Et il faut réfléchir vite vite. 
A la fin et à la réflexion, c'est vrai que ça règle tout de suite toutes les modalités de la soirée : on sait donc à quoi s'en tenir. Sauf que ses yeux prolongent l'affirmation par une sommation à répondre. Et pas que ses yeux d'ailleurs, euh, mais bon, disons que tout en elle te force à répondre. Et comme tu ne sais pas quoi dire, Cabu et Tex prennent les devants et s'écrient d'une même voix : Moi aussi! Ah mais qu'est-ce qu'ils sont stupides, ces deux-là, et en plus ils le répètent en canon, et sur deux ou trois tons différents. Pff...
Et à cause d'eux et en désespoir de cause , ça se corse sacrément pour moi. Me voici empêtré à désespérément chercher comment gérer cette tension inattendue, d'autant plus inattendue que je suis venu justement dans ce lieu d'enchantement et de détente pour faire ce que l'autre, une autre qui n'est pas là, me répète en long et en large: Mais essaie un peu de lâcher prise! Or là, de lâcher prise, c'est foutu, je n'ai plus prise sur rien. D'autant que je ressens, jusqu'aux tréfonds de tous mes moi, ces envoûtantes ondes électromachins avec lesquelles elle me bombarde sciemment, sourire aux lèvres, et quelles lèvres, et quel pourtour de, euh....
Et donc voilà, elle est célibataire, très célibataire même. Et riante, et joyeuse. genre c'est-moi-qu'il-faut-regarder, vu que c'est elle qui enchante la salle de concert d'un fol enchantement, un enchantement comme qui dirait pluriel, avec chaque... euh... Bon, et donc avis à mes amis et amies, n'hésitez pas à inviter cette joyeuse joueuse de piano ou de flûte, à coups sûrs elle égayera vos soirées ennuyeuses où vous passez votre temps à vous lamenter des petits soucis des petites gens de petite ville de petite province, et on sait combien j'aime ma ville et donc que là ce n'est pas un jugement de valeur mais seulement un constant lucide et objectif n'est-ce pas.
Et pendant que ma tête s’ingénie à trouver un angle d'attaque pour se demander comment retrouver sa trace par la suite, vu que je ne l'ai jamais vue de ma vie, elle prend encore une fois les devants et m'explique naïvement que Besançon commence à trop lui manquer, elle qui y avait longtemps fait les quatre-cents coups, et qu'elle songe à quitter sa petite maison d'Avanne au 37 rue du halage juste après le restaurant qui fait d'excellentes fritures.
Elle marque une petite seconde de pause, et comme elle voit que ma tête peine à tout enregistrer, elle continue, comme si de rien n'était, que ça sera très dur pour elle de quitter sa très belle petite maison et surtout son très très beau jardin avec un portail bleu-ciel qui donne sur le canal à la sortie de la véloroute qui va vers la Double-écluse.
Ma tête me rassure : Je connais, je connais, reste calme !
Mais bon, en attendant de se décider, elle reviendra très souvent à Besançon, en tout cas tous les jeudis et samedis, de 13h à 17h, pour prendre un pot avec ses meilleures copines à la brasserie Granvelle avant de renter chez elle, sauf s'il y a un concert où l'on danse, et là elle se lâche et tout en elle vibre, on aurait dit une danseuse du ventre des films exotiques américains des années 60, genre le voleur de Bagdad où les princesses portent un petit voile sur le visage mais le ventre nu avec un nombril je ne te dis pas. Et elle m'emprisonne d'un regard qui se fait soudain taquin : Parce que, tu vois, j'adore danser, et tu comprends, y a quoi de mieux que danser dans cette vie !
Bon, Granvelle ou pas, moi je saurai la reconnaître de loin dans la rue, avec sa démarche qui te danse du fellini ou je ne sais quoi de bal perdu, n'est-ce pas...

Je pensais que j'étais déjà assez retourné comme ça, mais c'était sans compter avec elle, l'autre, la première, la soit-disant plutôt réservée. Elle lui lance comme ça, genre tu-sais-pas-encore-tout, que le mec qui lui fait face est poète et tout et tout.
Et moi instantanément je me retourne par je ne sais quel stupide réflexe pour voir de qui elle parle derrière moi, et alors le gars qui n'est pas là ricane après une explosion dans son jeu qui s'entend même depuis son casque.
Ma tête s’irrite en me disant qu'elle en a marre que je la tourne en bourrique en faisant tout le temps le gosse, et je ris, justement d'un rire enfantin, de ces rires nerveux qui ne se contrôlent pas.
je croyais m'en être sorti à bon compte, mais c'est loupé. car la voilà, elle, la deuxième, qui m'assaillit de tout son arsenal physique qu'elle a dû hériter de Magali Noël, et qui lance sur moi la plus violente, la plus dévastatrice des attaques, la der des ders : Ah moi aussi j'écris de la poésie, j'adooore!
Pour moi c'est le KO technique, mais pour elle c'est de l'anodin. Elle poursuit, mine de rien: Je te lirai, mais en attendant je vais danser, et tu peux venir si tu veux, je te garantis ça te fera le plus grand bien...
Oui je veux, je me dis, bien sûr que je veux, et comment.
Maintenant que j'y repense, la dernière fois que j'ai dansé de tout mon être, ça doit être loin dans ma vie passée, comme qui dirait dans un lointain désert de perdition, et si ma mémoire l'a rangé dans la grotte des objets perdus, c'est que ça devait sûrement être un moment de perdition, des ceux qui restent sans lendemain.
Je lui dis j'arrive.
Mais au final, je n'arrive pas.
Pourquoi?
Va savoir!
Je suis resté assis à la demande de l'autre, la une, pour soit-disant admirer en quoi la mare de la Gare d'eau est un trésor de vie. Elle me dit de sa voix douce : Regarde! Et je ne peux que regarder. Même si ma fichue tête, irritée à l'idée que je l'empêche d'aller s'éclater sur la piste de danse, se met à me gronder en me grinçant silencieusement à l'oreille, euh, à la conscience, euh, à la mauvaise conscience.  Je l'entends  piaffer: Ah putain, tu dois être fier de toi, à rester assis, là, stupidement! Elle enrage, ma tête, à me voir sagement l'écouter parler, l'autre, la une, de ses petits poissons rouges dont tout le monde s'en fout. D'autant qu'il me faut aussi supporter le type dans mon dos qui grommelle des insultes en japonais ou en chinois, ou peut-être en coréen ou en thaïlandais, va savoir, tous ces emportements c'est juste pour avoir perdu une fichue partie de son fichu jeu sur son fichu gametruc.
Et de guerre lasse, me voyant toujours inhibé là, à faire semblant de regarder des photos floues et sombres, ma tête s'emporte et me hurle dans le silence le plus assourdissant : T'es vraiment pitoyable, et c'est bien fait pour ta gueule!
Pff... elle a fichtrement raison ma tête. C'est souvent ainsi dans notre vie : un rien nous empêche d'aller à l'essentiel. Comme quand tu es là avec tes amis, et que tu leur racontes un truc formidable que tu avais raté un jour, quelque chose de fabuleux: un rendez-vous amoureux, un voyage, etc. Et lorsqu'on te demande pourquoi finalement tu n'y étais pas allé, tu réponds stupidement : Y avait quelque chose qui m'en avait empêché, mais là franchement je ne sais plus! Tu devrais plutôt dire : Là connement je ne sais plus.
Étrange que des choses anodines nous aient empêché de devenir un autre que ce que nous sommes devenus. Et quand à la fin, tu rentres chez toi et que ta tête ne cesse de rabâcher : Mais putain tous ces petits poissons de la Gare d'eau, tous petits tous petits au point qu'il ne se laissent pas photographier même avec le plus grand zoom, hein, putain, ça ne pouvait pas attendre un autre jour?

Mustapha Kharmoudi, Besançon le 6 septembre 2020

Concert du groupe latino-suisse-allemand Hermanos Perdidos
Au Hôp-Hop-Hop, Besançon

Illustration 1
Amaracord, Fellini © Amarcord, Fellin

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