Les chroniques de Besançon
La vie c'est la vie à la peine
Et la vie à la peine, c'est mon ami Vincent
Vincent est dans un état tel qu'il ne peut même plus soutenir un échange téléphonique de quelques minutes seulement, avec moi comme avec d'autres. Alors tous les jours, tous les jours, je lui laisse un message vocal dans lequel je partage avec lui cette passion commune qui nous dévore tous les deux : l'écriture. Il sait chaque jour où j'en suis et je sais chaque jour où il en est, c'est-à-dire souvent où il n'est pas, où la maladie l'empêche d'être là où il voudrait tant être..
Souvent j'insiste pour qu'il m'envoie quand-même quelque chose. Et toujours Vincent finit par le faire, comme pour honorer quelque dette qu'il croit me devoir, et qu'il ne doit pas.
Je n'ose pas vous dire à quel prix, vous m'en feriez certainement de sévères reproches. Mais une chose est sûre : le résultat est toujours à la hauteur de sa passion, de son ambition. Et ce sont toujours de belles émotions que Vincent m'offre chaque jour, chaque jour. A part les jours sans, et ils sont nombreux hélas. Mais de ceux-là, de ces fichus jours sans, Vincent n'aime guère m'en parler, ou alors par quelque vague allusion. Et même le peu qu'il m'en dise des choses, je ne vous le répéterai pas, parce que Vincent n'a pas besoin de pitié mais de reconnaissance artistique.
Moi je l'appelle tous les jours à l'heure de la marche, entre onze heures et midi. Et lui m'appelle quand quelque éclaircie lui en laisse le loisir. Et je sais à quel moment précis je dois écouter ses messages vocaux, car alors il faut que je les reçoives en entier. Ses chants liturgiques a cappella, ses compositions qu'il interprète lui-même accompagné de son piano. Des bouts de textes qu'il lit, parfois distinctement parfois à peine audible, ce qui en dit long sur le trajet mental et psychologique qu'il doit parcourir pour m'atteindre.
Sans compter les mails, mais les mails c'est facile : chacun peut prendre le temps d'écrire.
Et puis va savoir pourquoi, il y a quelques jours, j'ai dit à Vincent que j'étais sur une pente glissante. Je me suis laissé à me plaindre d'être mal parce que les gens ne savent plus dire les mots qu'il faut dire. Vincent est mon ami, je ne sais pas tricher avec lui, ni camoufler quoi que ce soit de mes états d'âme. Mais voilà, au vu du résultat, je me rends compte que je n'aurais pas dû lui parler ainsi. C'est qu'aux yeux de Vincent, être en mauvais état, ce n'est pas seulement être un tant soit peu malmené. Non, à la jauge de sa propre vie, une vie de haute peine, dire qu'on est mal c'est dire qu'on est dans un gouffre, les limbes, l'enfer.

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Je n'avais pas imaginé toute la panique à bord qui allait se déverser sur Vincent, Car aussitôt dit, aussitôt il est monté à l'assaut de je ne sais quelle terrible armée qui m'agressait. Il a foncé de toutes ses forces, de ce qui lui reste de forces. Et de forces, il ne lui en reste guère, si peu dans ce fichu hôpital psychiatrique où il est interné depuis plus d'un an. Sans compter que je n'ai plus eu le droit de lui rendre visite depuis si longtemps à cause de ce fichu confinement.
Et depuis, rien n'arrête plus Vincent. Pour lui il fallait au vite qu'il m'aide à me remettre d’aplomb. Et alors c'est tous les jours qu'il me bombarde, plus que de raison, de ses envolées réconfortantes, poétiques, littéraires, musicales.
Et ce matin, j'ouvre ma boîte aux lettres et je découvre cette petite peinture en cadeau de bon rétablissement. De la part de Vincent. Un petit cadeau qui s'ajoute à d'autres, nombreux depuis nos nombreuses années d'amitié et de complicité sans faille.
Extrait de sa lettre
« (…) j'espère juste que ta santé va remonter et que tu pourras continuer à marcher comme tu le fais chaque jour »
La vie, c'est la vie à la peine
Et la vie à la peine, c'est mon ami Vincent
Mustapha Kharmoudi, Besançon le 14 novembre 2020