Chroniques des temps d'antan
Adieu l'ami, adieu camarade
Je suis issu du monde rural, et jusqu'au milieu des années 70 je n'avais jamais réellement fréquenté le monde ouvrier (à part un très bref moment avec quelques mineurs des mines de phosphates au Maroc).
Et ce sont deux grands syndicalistes qui feront mon baptême. Mohamed Hanafi (décédé depuis longtemps dans la force de l'âge) et celui-ci : Mohamed Naciri. Ce sont eux deux qui m'ouvriront les yeux sur la condition ouvrière, que j'étais pourtant censé connaître à travers les nombreux livres politiques d'alors.
Et donc cet ami et camarade qui vient de décéder : Mohamed Naciri.
C'était à Dijon. Il était délégué du personnel dans la filiale de l'entreprise internationale HOOVER à Longvic. Et il était aussi l'un des fondateurs de l'Association des Travailleurs Marocains en France.
On était soudés et aimants. On était révoltés et fougueux. On était joyeux et insouciants. On était la vie, la belle, la pleine.
J'aurai l'occasion de parler plus longuement de lui, mais deux événements s'imposent en cet instant de douleur et de souvenir.

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- De l'âge de 20 à 40 ans, je ne pouvais plus rentrer au Maroc à cause de la dictature du roi Hassan2. Et Mohamed, originaire de la même région que moi, était l'un des très rares à rendre visite à ma mère à ses congés annuels. Si bien que pour ma mère, il devenait le fils qu'elle ne pouvait plus voir
- Le second événement est très édifiant. Je vous le raconte en bref car j'en parle longuement, quoique par ricochet, dans une des nouvelles de mon recueil « La saison des figues ».
Un jour, suite à une longue grève dans l'usine Hoover, l’État marocain avait retenu le passeport de Mohamed lors d'un bref retour qu'il devait faire pour voir sa mère malade. En ce temps-là Hassan2 était l'ami de la France, et donc très difficile de mobiliser l'opinion publique sur un tel événement, de surcroît ambigu. Après tout il n'était pas emprisonné, même s'il ne pouvait pas quitter le Maroc pour rejoindre sa famille et son travail. Et de deux, ce pourrait être pour une raison privée...
Si bien que, ne sachant plus comment agir, ses camarades et son syndicat avait poussé son épouse Hafida à faire une grève de la faim. Mais Hafida avait tellement peur qu'elle avait posé une condition sine qua non qui avait surpris les organisateurs du mouvement : elle voulait bien faire la grève, mais il fallait que ce soit obligatoirement avec moi. En ce temps-là je vivais à Belfort. Pourquoi moi alors qu'il y avait d'autres volontaires tout aussi militants et tout aussi amis de la famille que moi. Voilà, c'est risible : parce que j'étais très maigre, une sorte de fusible qui sauterait le premier en cas de danger. Personnellement je n'ai jamais apprécié les grèves de la faim : très tôt j'avais été marqué par une jeune militante radicale marocaine qui en était morte en prison.
C'était ma compagne qui m'avait convaincu d'y aller. Elle était de métier médical et m'avait dit que je serais surveillé.
La grève avait duré environ une semaine. Mais j'en avais enduré. Et Hafida aussi.
Et puis on avait gagné. Et puis on avait fait une grande fête.
Sans nous, car il fallait d'abord qu'on nous retape lentement, très lentement, chacun chez lui.
Adieu l'ami
Mustapha Kharmoudi, le 14 décembre 2020
PS : Ghadi B3id (tu t'en vas au loin) est une chanson marocaine de notre jeunesse commune, inspirée des « pleureuses » du monde rural et ancestral marocain.