Elsa... ou une autre
Je me souviens de cette gitane... ou pseudo-gitane... un soir d'hiver triste et inutile comme il en pleut souvent sur Besançon... une fille envoûtante... surtout effrontée... aussi folle que spirituelle... comme la vie moderne sait en cultiver... qui fume comme pour se donner la mal-mort... qui se saigne le cœur avec un scalpel de mauvais caractère... un caractère de chien... de chien sauvage à faire fuir tous les hommes malgré sa beauté... qui porte sur elle une tristesse de pendu... on la dirait de ces veuves bibliques tout de noir vêtues et qui portent sur elles toute la tragédie de l'existence...
On était, elle et moi, juste d'une amitié épistolaire... rien de plus... comme souvent de nos jours... elle faisait des commentaires sur mes posts, on l'aurait dite d'une si proche intimité... je la laissais faire par nonchalance... et par jeu...
Mais ce jour-là... ce soir-là au bar le Marulaz, c'était la première et dernière fois qu'on se rencontrait dans la vie réelle...
J'avais pu mesurer combien elle était belle...
Mais dès qu'elle ouvrait la bouche, elle gommait soudain toute sa beauté... elle parlait comme qui dirait la bouche pleine... pleine de vin et de fumée... et surtout pleine de sa langue maternelle... qui lui faisait rouler la lettre R... elle l'enrrroulait en longueur et en langueur à la manière de Dali...
Elle : - Est-ce que tu m'aimes?
Moi : - Quoi? Non!
Elle : - Pourrrtant je crrroyais...
Moi : - Écoute Elsa...
Elle : - Et d'aborrrd je m'appelle pas Elsa... c'est juste un nom d'emprunt..
Moi : - Tu t'appelles comment alors ?
Elle : - On s'en fout, appelle-moi Elsa
Moi : - Elsa, tu sais bien que j'aime une autre...
Elle : - Et alorrrs tu peux m'aimer aussi, non?
Moi : - Impossible ! Tout en moi est déjà pris...
Elle : - C'est pas grrrave ! Serrrs-moi à boirrre, merrrde !
Elle est du genre à boire... à fumer sans cesse... et puis boire encore... et puis encore fumer...
je l’observe non sans quelque désir. D’habitude je me méfie de ce genre de fille, mais là, même saoule, je me dis c'est sûr qu'elle doit baiser comme une gitane... ou pseudo-gitane mais qu'importe... elle serait plutôt du genre à traîner tard le lendemain dans ton lit... et puis s'en aller sans toucher au café tout prêt que tu lui aurais préparé avant d'aller travailler... elle te laisserait les clés dans la boîte aux lettres... comme tu le lui aurais demandé... mais elle oublierait de les mettre dans l'enveloppe que tu lui aurais laissée sur la table de la cuisine... elle les aurait jeté comme ça... sans un mot... à quoi ça serrrt de dirrre merrrci, qu'elle dirait...
Et ensuite plus rien d'elle... envolée... évanouie...
A part ce briquet mort et moche... qui refuserait de se mettre à la poubelle... à cause de l'obligation du tri... pff...
Et puis un jour, à quelques années de cette nuit-là, un jour au fin fond du Maroc.... dans ce petit village de pêche ... tu entends cette chanson... c'est la sienne... ah tiens, que devient Elsa... mais Elsa n'est pas du genre à devenir... elle est Elsa... ou peut-être même pas Elsa... et tu te rends compte qu'elle t'a marqué par cette chanson... et par le reste... cette chanson qui te saisit par surprise... là, dans le sud atlantique marocain... dans le boui-boui des lentilles... du coup tu te réveilles de ton assoupissement... ah mais c'est la chanson d'Elsa... la chanson de qui, te demande un voisin de table complètement déjanté… dans les vaps... tu ne réponds pas... tu essaies de comprendre les paroles... mets plus fort s'il te plaît... mais plus fort c'est pire... la sono est marocaine à gerber... tu distingues seulement le refrain:
........................... I REMEMBER YOU ..................…
Les parrroles on s'en fout, qu'elle dirait Elsa... t'as qu'à comprrrendre ce que tu veux, merrde...
Tu la connais comment cette chanson, que tu demandes au patron-cuistot-serveur-joueur-de-dames ? Ah c'est toute une histoire, qu'il répond... elle te le dira quand elle reviendra à elle ! Et il te montre vaguement du menton la fille déjantée... qui s'est oubliée allongée-endormie-à-moitié-morte, là, sur ce bricolage qui n'est ni banquette... ni par terre... encore moins un lit...
Est-ce qu'elle s'appelle Elsa, que tu demandes stupidement ? Il ne répond pas... il hausse juste les épaules... au fond il a raison... on s'en fout...
Elsa... ou une autre… même si j’aurais tant aimé qu’elle s’appelle Elsa…
https://youtu.be/JvOsYMaFxNg
MK, Sidi Kaouki, avril 2016