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Billet de blog 17 novembre 2024

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Une barbare nommée Adèle

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Une barbare nommée Adèle


Je suis assis à la petite table du fond, concentré sur mon travail. Soudain une jeune fille ar­rive, avec cette dégaine qui te dit hé oh c’est moi qui suis là, fais-toi petit mon gars. Un gros casque sur la tête qui annonce haut et fort qu’elle n’est là pour personne, pas même au cas où tu voudrais lui demander un doliprane parce que cette fichue formule de maths te donne le mal de tête. 
Au lieu de s’asseoir, elle reste debout devant moi, non mais oh tu m’as vue ou pas. Je lève les yeux avec dans le regard oui oui je t’ai vue très chère walkyrie. Et à peine j’ose la fixer qu’elle me demande promptement si la table à côté de moi est libre. Ni bon­jour ni bonsoir ni rien, on se demande d’ailleurs si elle sait qu’on est le matin ou l’après-midi. Et comme je mets du temps à répondre, elle fronce les sourcils et son regard me lance tu veux ma photo ou quoi. Je me presse de faire un petit oui d’abdication dans le langage des sourds-muets, et je baisse les yeux histoire de lui faire comprendre que je suis occupé. 
Elle pose ses affaires en vrac, ses nombreuses affaires. Il faut dire qu’on est assis, elle et moi, et d’autres plus loin, sur un même banc en bois. Sauf que moi la dame du bar m’a ap­porté un coussin parce qu’elle a cru que ça m’a fâché quand je lui ai dit que je voulais un café allongé mais pas trop allongé tout de même sinon ce serait que de la flotte. Je ne lui ai pas dit tout ça bien sûr, ce qui fait qu’elle n’a pas tout compris. D’où son sourire moqueur qui ne m’a pas échappé, surtout que sa collègue en a fait de même, mais bon l’essentiel est que je sois bien sur ce coussin…
Et donc là, vu que rien ne nous sépare en frontière séparée si j’ose dire, la jeune barbare jette tout en vrac sans tenir compte de mon espace à moi. Et du coup ça s’étale partout. Et pourtant elle n’a pas beaucoup sur elle, le genre de jeune je m’en fous, qui ne sait pas qu’ici l’automne c’est déjà le début de l’hiver. Au passage elle écarte avec négligence ma veste qui déborde à peine sur le no man’s land entre nous deux. Je confirme l’abdication devant son invasion, en demandant à ma veste de ne surtout pas dépasser mes strictes frontières. Et à la place de ma veste, la voilà qui jette négligemment son pseu­do-pull ou pseudo-écharpe ou je ne sais quel autre semblant d’habit dont j’ignore le nom et encore plus la fonction. Et voilà que ça déborde amplement vers moi. Je consens à même lui céder une parcelle de mon espace, et ça lui donne l’occasion d’y mettre je-ne-sais-quoi qui res­semblerait à un sac à main, un chtuc du genre fourre-tout écolo que les Bisontins uti­lisent pour le tri du plastic et du verre…
Et à la fin elle s’assoit. Elle bouge les fesses en tous sens, un peu comme quand on veut se garer à une place juste-juste dans un parking. Et une fois à ses aises, elle balaie la salle d’un large regard, avec un hautain balancement de son corps qui dit vous m’avez vue ou quoi. Et comme personne ne l’a vue, à part moi mais manifestement moi je ne compte pas, elle ouvre nerveusement son ordi et elle plonge son regard dans un truc bizarre que j’aper­çois vaguement, du genre plateforme de musique hard. 
Sur le coup je panique à l’idée d’avoir à subir le peu de musique qui déborderait de son casque, et l’on sait combien déjà ce peu serait déjà le pire : le genre de son hyper-aigu qui te perce les oreilles. 
Mais bon, je finis par me rassurer car rien ne transpire. Et alors seulement je retourne à mon travail, comme si je revenais de loin. Non sans cette aigre sensation que le rapport de forces m’est déjà largement défavorable, et qu’il faudra coûte que coûte que ma fichue main, en s’étirant comme elle a l’habitude de faire sans mon consentement, ne fasse de la provocation en se posant incidemment sur son tas de trucs à jeter au tri...
Et par chance, le statu-quo, même à mes dépens, dure assez longtemps pour mon bonheur si j’ose dire, car avec ce genre de barbare à mes côtés, le premier en moi qui s’enfuit au loin, c’est le bonheur, qui cède la place à l’angoisse. En tout cas, je suis rassuré car ça se voit qu’elle a fort à faire avec quelque chose qui ressemblerait à un travail, même si je sais d’expérience que ça ne peut pas être du travail, tu vois ce que je veux dire…

Et puis voilà : tout bien-être a forcément une fin, comme aiment à dire les petites gens heureux de ma petite ville. Et c’est là que tu comprends que la vraie définition du mot « paix »,  c’est ceci : « un court intervalle entre deux guerres ». 
Et c’est mon cas, je te raconte :
Ma première guerre du jour, c’était la petite demoiselle qui a déboulé tout à l’heure comme un canon, chez moi, sans avoir prévenu, sans avoir sonné à l’interphone ni à la porte de chez moi (elle a les clés). Et qui s’est enfermée dare-dare dans sa chambre, sans le moindre petit bonjour. Ça se sentait qu’elle devait avoir un fichu poème triste à mourir qu’il lui faut finir sans quoi elle en crèverait. Et elle s’est installée comme ça. Et toi, le mieux que tu as à faire est de fuir au loin, si tu ne veux pas t’exposer au risque d’une inva­sion brutale de ton salon, parce qu’elle ne peut plus attendre, et qu’il faut qu’elle te lise, les larmes dans les yeux comme souvent, un poème qui pleure plus qu’elle parce que le pauvre, lui, elle n’a même pas fini de l’habiller décemment…
Ça, tu vois, c’était la première guerre que j’ai préféré perdre avant son déclenchement, en allant trouver refuge dans ce tendre bistrot pour bobos, mais des bobos to­lérants avec les gars comme moi. Surtout les deux serveuses qui sourient d’un sourire moqueur quand je dois leur expliquer que mon café allongé doit être allongé mais pas trop allongé non plus, tu vois ce que je veux dire.  
Mais ça c’était le bon temps. Maintenant il y a cette fille qui est une vraie menace pour ma paix, rien que par sa présence. Du genre barbare, de ces barbares qui, l’air de rien, sont ca­pable de te brûler Rome quand l’antique Rome c’était le centre du monde. 
Écoute la suite :
On était, elle et moi, bien installés dans cette période d’armistice, quand sou­dain elle se met à grogner. De plus en plus fort. Nous, on l’entend plus qu’il ne faut l’entendre, mais manifestement elle, elle ne s’entend pas, toute barrica­dée dans ce gros casque anti-bruit. 
Quelqu’un dans ma tête se met alors à compter, comme on le fait pour un compte-à-re­bours, et ça m’affole déjà. Là, si les flics venaient l’arrêter pour je ne sais quelle raison, du genre tapage nocturne du vendredi soir, c’est sûr que je témoignerais contre elle, rien que pour qu’ils l’embarquent et que je puisse retrouver un peu de séréni­té.
La preuve, elle finit par se pencher dangereusement vers moi, et les formules de maths en profitent pour brouiller ma mémoire, du genre là mon petit gars, tu veux qu’on se multi­plie ou qu’on se divise l’une par l’autre? Et la racine carrée, on la rajoute ou on la re­tranche ? Et toi qui n’a plus rien en tête, va leur répondre hein.
Donc elle se penche vers moi, et elle me dit, y a prise, là ? Sur le coup je ne comprends pas, et comme elle a dû penser que je suis dur de l’oreille comme bien des gens de mon âge, elle fait à plus haute voix, j’te demande s’y a une prise ou pas, là derrière toi. Et elle me montre le câble de son ordi. Du coup, les gens se tournent vers nous, et les deux amoureux de la table la plus proche, sans doute me connaissent-ils par ailleurs, me fixent d’un regard inquiet qui me demande si j’ai besoin d’aide. 
Bref, je fouille laborieusement derrière moi, et je finis par trouver son salut. Et surtout le mien. Sauf que la prise, c’est galère, genre prise bobos anti-accident d’enfant etc. Et du coup je n’y arrive pas, et du coup ça la met encore plus en colère, mais pousse la prise bor­del. Si bien qu’à la fin je m’en sors sain et sauf. Ou presque. Car en se collant à moi pour chercher la prise avec moi, elle a vu mon ordi. Et soudain, elle lâche d’une voix dé­daigneuse : me dis pas que toi, t’es informaticien ? Je réponds non mais que j’aime juste faire des maths pour me vider la tête. Ah purée que n’ai-je dit que n’ai-je dit, elle s’esclaffe et toute la salle la voit me montrer du doigt pour accompagner son rire paillard. 
Et donc tout redevient en ordre, il faut juste que je ne bouge pas trop à cause de la prise – courte – qui passe sous mes jambes. 
J’essaie de reprendre où j’en étais mais c’est loupé, les formules en ont profité pour brouiller les cartes. Ce n’est donc pas là que je vais avancer, je me dis, et ni d’une ni d’un je décide de corriger quelques textes en souffrance. J’ouvre le dossier et alors y en a plein qui mettent à crier, moi moi moi, du genre une classe où les mêmes lèvent tous les doigts à la fois pour réciter la table de multiplication de 2.
A la fin, je décide de reprendre un vieux textes que j’ai retrouvé par hasard. Il n’y a pas grand-chose avant de le publier, et c’est ce qu’il me faut en mon état de menace perma­nente à mes côtés. 
Et à nouveau, Miss barbare se penche vers moi parce que je ne sais laquelle de mes fichues jambes qui a tiré sur son fichu câble, à menacer de rompre une paix rudement gagnée, et elle qui insiste, non mais j’arrive pas à bosser avec ce bordel.
Je commence à fatiguer à l’idée d’une confrontation qui me rétamerait, et je décide de me lever pour aller chercher une autre place. Je lui dis d’excuser le dérangement et qu’il faut qu’elle se pousse un peu pour que j’aille me chercher un café. Elle lâche, ok prends-en un pour moi aussi. Et au bar la serveuse me demande d’une voix inquiète si j’allais bien. J’ai eu une envie folle de me plaindre, histoire de m’amuser de la tournure que peut prendre cette histoire, mais les petites villes de province ne savent que par trop dramatiser ces inci­dents mineurs, au risque de renvoyer manu militari la jeune fille débordante.
Je reviens à ma place, et je trouve la barbare en train de lire ma chronique « Elsa ou une autre ». sans savoir que c’est de moi.
Elle dit ah putain c’est trop beau, je danserai bien sur un truc comme ça, donne-moi les ré­férences. Je lui promets de lui envoyer le lien. 
Et l’échange est interrompu par la serveuse qui, tout sourire, m’apporte mon café à moi et pas le sien à elle. Et pour bien être sûre que ça soit pour moi, elle lâche d’une voix gri­voise : voyez vous-même c’est allongé mais juste allongé pour que ça soit à votre goût j’espère. Avec un j’espère qui exaspère la jeune fille en attente du sien. La serveuse lâche avec nonchalance, le vôtre arrive tout de suite, en faisant en sorte que le tout de suite se fasse un peu plus que tout de suite. 
Du coup la jeune, furieuse, est sortie fumer une cigarette… en emportant mon café à moi. 
Et à peine cinq petites minutes plus tard, mon téléphone me rappelle avec insistance que c’est l’heure de marcher. Je range mes affaires et j’obtempère. 
Dehors, la jeune fille me dit tu pars déjà, je triche en disant que j’ai une urgence. Alors elle dit, attends attends.
Elle respire profondément, tire une longue taffe sur sa cigarette, boit une grosse gorgée de mon café, et elle se lance dans une danse aussi belle qu’étrange.
Là c’est certain, aucun dieu ne peut être aussi heureux que moi…

Mustapha Kharmoudi, Besançon, novembre 2024

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