Et cette sorcière qui danse qui danse
Qu’on se le dise de prime abord : cette fille n’existe pas, elle ne peut pas exister dans la réalité. C’est juste un de mes vieux fantasmes. Je l’avais vue un jour lointain dans un film italien d’une époque révolue où les italiens avaient transformé la terre entière en une vieille salle de ciné dans laquelle ils s’acharnaient à nous apprendre à rire et à pleurer d’amour. Pleurer d’amour perdu, et rire d’amour retrouvé. Je me souviens que ça nous donnait la sensation que seuls ces fichus ritals savaient aimer. Du moins qu’ils étaient les seuls à savoir aimer de ces amours tumultueuses, qui te font croire que tu n’aimes plus alors que tu aimes encore à la folie, ou bien que tu aimes encore alors qu’il n’y a plus rien en toi de cet amour à jamais évanoui...
C’était lors d’une soirée seventies comme on n’en fait plus, que j’avais vu cette fille sur un grand écran d’un ciné de la rue Battant. Un ciné qui n’existe plus. Peut-être même qu’il n’a jamais existé, va savoir. Et même dans le film, cette fille-là n’était qu’un fantasme de je ne sais plus quel Manfredi-Gassman-Sordi et surtout au beau très beau Gian-Maria-Volonte. Et du coup, c’était devenu mon fantasme à moi aussi, puisque je m’identifiais à 100 % à tous les Manfredi-Gassman-Sordi et surtout au beau très beau Gian-Maria-Volonte…
Et depuis ce temps-là, de temps en temps cette fille m’apparaît furtivement dans certaines situations très singulières…
D’abord j’avais cru que ce n’était qu’une impression sur ma rétine de quelques muses-fées-sorcières qui peuplent mes rêveries…
D’autant qu’elle est invisible aux autres, à part à moi-même.
La preuve en est que personne n’a jamais confirmé les scènes que j’avais cru voir avec elle dans ce fameux film.
Et même, à plusieurs reprises je l’avais montrée à Elsa-ou-une-autre, mais Elsa-ou-une-autre ne voyait rien. Pire, elle en profitait pour se moquer de mes visions de fou, de poète-fou comme disait bellement cette chanteuse chère à mon cœur...
Mais bon, quoi qu’il en soit, à moi elle apparaît de temps en temps comme ça, juste le temps d’exciter mes fantasmes. Surtout mon fantasme d’une belle aux cheveux blancs. Ah les cheveux blancs, s’en souvient-elle...
mais, au fur et à mesure, je me suis rendu compte qu’elle me vient surtout quand il prend à la vie de s’amuser parfois me faire quelque vicieux croche-pied.
A mettre mon âme en sang.
Comme là...
Et du coup, dans ces circonstances, toujours sa présence me réconforte. On la dirait une fée...
Une fée qui disparaît à peine elle apparaît.
Mais il y a des endroits où elle me vient presque tout le temps. C’est quand ma part de sang nègre commence à bouillir en moi, le plus souvent au brusque souvenir d’un rituel animiste que ma mère m’enseignait au temps de mon enfance...
Ou bien à cause de la musique nègre qui sait me saisir à la gorge, comme ça par surprise, y compris dans des moments où je ne ressens nul besoin de musique nègre…
Écoute ça :
« Makoco
l’amour qui toi ti donné moi
Moi pas oublié
c’est resté cicatrisé haut
malgré tout
moi pas boucou d’argent
(…) »
Il faut savoir que je suis un homme de rites, de rites figés. Et donc la musique nègre ça doit être le dimanche, rien que le dimanche.
D’où ce pèlerinage nécessaire dans le lieu le plus noble de la musique nègre à Besançon : au bar Le Savana. C’est ainsi que tous les dimanches, je me hâte de m’y rendre sans faute, comme si je me rendais dans le mausolée d’un de mes ancêtres nègres.
Et donc là, ce dimanche de peine et de grisaille, la sorcière m’apparaît au loin, comme chaque dimanche, le sourire toutefois mitigé parce qu’elle a dû deviner combien ce vieux camarade m’a esquinté de ses mots qui disent que je lui aurais fait trop de mal… va savoir ce qui a pris à ma tête de faire ce qu'elle a fait, sans se douter le moins du monde que ça ferait du mal à ce vieux camarade que j’aime tant, comme tant il m’aime lui aussi. Nous nous aimons de nos innombrables vieux souvenirs communs, souvenirs de lutte mais aussi souvenirs de fête…
Et à voir que son sourire ne suffit pas, comme d’habitude il suffit à chaque dimanche, car là, tant et tant je suis peiné, elle se risque donc à venir, pour la première fois, jusqu’à mon coin. D’habitude elle se tient toujours dans le coin opposé… sans aucune possible proximité entre nous...
Et donc la voilà, juste devant moi, comme si c’était rien que pour moi, avec un sourire ensorcelant, comme seules les sorcières… euh… comme seules les fées savent en déployer pour te faire dire ça va aller ça va aller...
Alors essayez d’imaginer ce que ça me fait d’être le seul à la voir danser, là, juste devant moi, en tournant autour d’elle avec cette étrange robe légère d'une autre saison et d'une autre époque, et en m’offrant ce sourire aussi éclatant qu’irréel, mais qui fait néanmoins refouler ma haute peine…
Oh comme j’aimerais être tous les jours en grande peine, juste pour qu’elle vienne danser devant moi...
Oh comme j’aimerais qu’elle soit là, en cet instant où je pleure dans mon salon, sans trop savoir pourquoi je pleure.
Sûrement pas sur mon propre sort, il n’y a aucune raison de me plaindre de mon sort, vu que mon sort est un sort à envier... comme dirait Elsa-ou-une-autre...
A vrai dire, moi je ne pleure pas… pas du tout...
C’est l’autre moi-même qui pleure…
Il pleure comme toujours il pleure la peine humaine.
Et ce soir surtout la peine de ces deux-là...
Qui me sont si chers.
Si chers...
Et je les sais que je leur suis si cher...
Si cher qu'ils ne prennent nulle précaution de ne pas me faire autant mal...
Heureusement il y a Besançon...
Et heureusement il y a ma fée-sorcière...
Bénie soit Besançon...
Et bénie soit ma fée-sorcière....
MK, le 17 novembre 2025
https://youtu.be/txjkZS9186w?si=_vh8xV5EKbdZpnYv
Photo by MK : l’éblouissante Catherine Muller
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