Je m’étais réveillé ce matin-là avec le même cauchemar. Qui me hantait depuis un quart de siècle déjà. J’étais en sueur. Et en larmes. Incapable de prendre la mesure de mon effondrement. Pourtant il m’aurait été salutaire de regarder enfin la vérité en face. Il m’aurait été bénéfique de faire le deuil. Une bonne fois pour toutes. Autant que faire se peut. Il m’aurait suffi de nommer, comme on nomme un bébé, ma souffrance et ma béance. Ma souffrance et ma béance. Ma béance. Et construire un récit cohérent. Avec des mots qui renvoient à des faits. Avec des mots qui redessinent des images. Et qui colorient des sentiments enfin dévoilés. Peut-être aurais-je ainsi retrouvé, sinon la sérénité, du moins le chemin de la guérison.
Et voici qu’une nouvelle journée de calvaire s’en était venue toquer à la porte de ma pauvrette vie. A l’instar des hommes de religions, j’avais répété toutes les formules convenues pour creuser une certaine distance avec le drame. Qui me rongeait. Le drame né du souvenir du drame. Le drame né du refus du souvenir.
Ce matin-là j’en avais assez de me laisser abattre. « Aujourd’hui j’écris tout ça ! », m’étais-je dit à haute voix à l’intention de chacune de mes neurones. Et j’avais rajouté avec la même fermeté qu’il me fallait me nommer autrement tout ça. Le « tout ça » c’était la mort de mon premier enfant. La mort subite du nourrisson. On s’endort et l’on ne se réveille plus jamais. Plus jamais. Jamais.
Mais encore une fois j’avais mille peines à reconnaître cette triste réalité. Le calvaire étalait son ombre sur ma volonté déjà toute ébréchée. Je ressentais monter en moi un profond mépris pour ma propre personne. Combien de fois avais-je décidé d’écrire cette histoire, et combien de fois m’étais-je retrouvé à raconter d’autres histoires. Qui se rajoutaient à la multitude des histoires humaines. Sans que cela ne soulageât la moindre de mes souffrances. La moindre de mes souffrances. Mes souffrances.
Impossible de garder la tête haute. Je m’étais pourtant répété mes quatre vérités. Si j’avais quelque menu fait à porter à la connaissance de mes semblables, ce devait être cette histoire-là. Exclusivement. Rien que cette histoire. Et elle aurait suffi. Et aussitôt cette vérité crue allait m’assommer. Je voyais mon moral s’effriter. Mon moral s’effritait. S’effritait. Je me connaissais par trop. Je savais toute l’armada des discours savants que j’étais en mesure de mobiliser. Je savais me cacher à ma propre vue. Et me dérober, dès lors que je me serais réclamé un peu de courage. Oui je savais esquiver. J’ébauchais l’écriture d’un vague quatrain, et ma conscience s’en retrouvait rendormie.
Il faut dire que je me contentais de ce compromis depuis déjà. Je savais faire semblant d’oublier qu’il me revenait de raconter cette histoire-là. J’oubliais aussi que j’en étais profondément malade. Et il faut dire que je m’étais habitué aux souffrances de mon âme. Comme à mes rhumatismes. Il me suffisait d’éviter l’humidité. Et la poésie.
Et comme tant d’autres jours, je me préparais à hisser le drapeau blanc de la défaite. Encore une. Encore une. Avant même de songer à livrer le moindre début de bataille. Et voilà mon inconscient qui m’entraînait vers d’autres tâches. Subitement décrétées de toute urgence. Comme ranger mon bureau. Ou mettre le linge sale dans la machine. Je connaissais sur le bout des doigts ces subterfuges. Ces esquives qui annonçaient l’abdication. Imminente et fatale. Imminente et fatale. Et fatale.
Cependant, cependant quelque chose en moi m’inclinait à la persévérance. Je sentais quelques forces secrètes m’encourager. Il fallait absolument dépasser mes éternels reniements, et racheter mon propre respect. Et ramasser bout par bout le peu de dignité que ce drame avait décharné en moi. Mieux encore, je m’étais supplié de faire un petit pas en avant. Un tout petit pas. Tout petit. Et lentement cette petite prière avait réussi à titiller des petites cases de dedans ma conscience, pour devenir peu à peu une réalité. Même si j’en étais déjà las et désorienté. Las et désorienté. Désorienté.
Alors je m’étais installé prestement pour écrire. A moins que ce ne fut que pour faire semblant, à l’instar des nombreuses fois où j’avais décidé de rendre compte de ma peine et de ma douleur. De ma peine et de ma douleur. Et ma douleur. Toujours sans résultat. Depuis un quart de siècle déjà. Et là encore l’inhibition avait vite fini par l’emporter. Je faisais le piètre constat de mon incapacité à aligner mes mots. Vieux. Vieux et lâche, avais-je conclu, dépité.
J’étais sur le point de céder comme à chaque fois, comme de tout temps. Mais, une fois n’est pas coutume, j’allais somme toute m’accrocher à quelque trace de témérité enfouie en moi. Car je redoutais par-dessus la chute que je savais rude. Bien rude. Et à force de volonté, bien que maigre, j’avais quand même lâché l’injonction radicale que je retardais depuis trop longtemps. « Écris ou crève ! », m’étais-je dit. Écris ou crève. Ou crève.
J’avais ainsi franchi un point de non retour, et j’en avais pris peur. Peur de m’être mis dans un dilemme intenable. Puis je m’étais mis à répéter que ma propre mort ne me faisait pas peur. Plus du tout. Et depuis un quart de siècle déjà. Oh non, c’était bien la vie qui était devenue source de crainte. Pas la mort. Vivre c’était maintenant à peine survivre à cause de cette histoire-là qui me dégradait. Et me tourmentait. Et m’humiliait. Vivre supposait constamment y penser. Et déployer d’immenses efforts pour faire semblant d’oublier. Tenter d’oublier. Et y repenser constamment, sans pouvoir nommer mes peines. Nommer mes peines. Mes peines.
Mais le fait d’évoquer frontalement ma mort prochaine m’avait tout de même secoué. Je me devais de relever le défi. De faire vite. De sauter cette petite barrière qui m’empêchait d’accéder à une vie plus sereine. A une vie plus sereine. Plus sereine. Une barrière pourtant si basse qu’il m’aurait suffi d’allonger le pas pour la franchir. Mais ce petit pas me paraissait devoir passer par-dessus un gouffre infranchissable. Et si je ratais mon pas ? Et du coup mon pauvre cœur s’était mis à battre à tout rompre. Il battait à tout rompre. A tout rompre. Allez, écris, avais-je insisté.
Mais ô malheur, au bout d’une interminable attente, le résultat s’était avéré lamentable. Aucun mot aucune phrase n’avaient réussi à battre du même rythme que mon cœur. Les lettres de l’alphabet refusaient de s’ordonner. Et m’obligeaient à recourir sans cesse à de vulgaires ratures. Je n’arrivais pas à leur faire dessiner le mot « mort ». A leur faire dessiner le mot « mort ». Mort. Les mots refusaient de se ranger, et de m’aider à graver ne serait-ce qu’une pâle vue de l’enterrement. Une pâle vue de l’enterrement. De l’enterrement que j’avais enterré au fin fond de mon inconscient, sans plus jamais pouvoir y accéder. Les mots s’entêtaient. Un va-et-vient indescriptible les faisait tournoyer, défiant toute notion de syntaxe.
Malgré tout, je persévérais. Et j’avais réussi à prononcer le prénom de mon fils décédé. De mon fils décédé. Décédé. Mais ma main s’était mise à trembler. Et le stylo à vomir toute son encre sur ma page blanche. Sur mon pantalon. Et surtout sur mon moral déjà gris. Mon moral déjà gris. Gris. J’avais beau le répudier et opter pour un crayon, mais le crayon à son tour marquait son opposition farouche à l’inscription du mot deuil. Deuil ô combien nécessaire. La mine du crayon s’effritait au moindre contact avec la feuille. Et toutes les tentatives de le tailler restaient vaines. Ça ne débouchait que sur son veto définitif. Véto d’évoquer la mort subite du nourrisson. Mort subite du nourrisson. Mort subite de mon bébé.
Les feuilles non plus n’étaient pas en reste. Elles faisaient montre de tant de mauvaise volonté à accueillir mes aveux. Elles se dérobaient. Et se laissaient volontairement froisser plutôt que de supporter la douleur des rares mots que je réussissais à ordonner. Eh oui, à peine j’inscrivais le mot « enterrement » sur leur onglet, qu’elles se pressaient de le renier. Et de sombrer à la moindre maigre rature.
Et voici que, à nouveau, mes obsédantes interrogations s’en étaient revenues me hanter. Il est des histoires communes à tous les humains. Mais nous les intériorisons si singulièrement que nous finissons par croire que nous sommes les seuls à les avoir vécues. Comme la mort cynique qui frappe nos proches. Qui frappe nos proches. Nos proches. Et qui nous marque d’une malédiction indélébile. D’une sorte de honte intime qui ressemble étrangement à quelque transgression morale. Et l’on n’ose guère en parler de peur de dévoiler le gouffre béant en nous. Béant en nous. Au fond de nous. De peur de dévoiler peut-être notre propre négation. Et l’on préfère se tourner vers d’autres horizons moins lugubres. Quand bien même ces autres horizons nous ramènent toujours malgré nous vers le gouffre. Vers le même. Vers le gouffre. Vers le même. Le même.
D’habitude ce faux détachement et cette fade généralisation ne m’étaient d’aucun secours. C’était comme si je n’avais rien dit. Comme si ce n’était nullement de la pensée. Mais ce matin-là, ça m’avait servi de boussole et m’avait permis de ne pas couler. J’avais alors laissé de côté l’écriture à proprement parler pour me concentrer sur l’histoire elle-même. Il me fallait ordonner ma pensée avant de la mettre noir sur blanc. Avant de l’étaler à la lumière. Le mieux était de revoir les séquences de l’annonce du décès. Une à une. L’une après l’autre.
Mais là encore, les images ne s’étaient nullement souciées de l’ordre que je leur assignais. J’avais beau essayer de les ranger. Peine perdue.
Toutefois, Je n’allais pas tarder à me rendre à l’évidence. C’est à cause du chaos des images que les mots étaient récalcitrants. La désobéissance venait donc de bien plus haut. Alors je n’avais guère le choix que d’opter pour la patience. Et lorsque je m’étais quelque peu calmé, j’avais choisi une sorte de tactique guerrière. J’avais commencé par isoler une scène. Une scène un tant soit peu éloignée de mon drame. Puis je m’y étais accroché de tous mes ongles, afin d’habituer mon cerveau à la description. Mais les images qui s’imposaient étaient toujours d’hiver. Et l’hiver était marqué par la mort de mon enfant. Par la mort de mon enfant. Mon enfant. A l’époque enfant unique. Et moi j’étais encore jeune. Si jeune.
Puis de guerre lasse et devant tant de refus, mon cerveau s’apprêtait à baisser la garde, et ma tête menaçait d’exploser. Et rien ni personne ne pouvait me procurer le moindre apaisement. Aucune image ne daignait quitter son tourbillonnement pour se poser devant mes yeux. D’habitude je n’avais guère de peine à me transposer dans les univers imaginaires. Mais cette fois-là le blocage était total. Et le bourdonnement de mes oreilles me gênait. Ainsi que le froid qui s’insinuait vicieusement par mes orteils, pour remonter le long de mes jambes. Jusqu’à me donner des frissons. Et dans ma tête quelques apparitions morbides surgissaient et disparaissaient. Furtivement. Juste le temps de me terroriser.
Puis une image insupportable s’était subitement accaparée de tout mon être. Je voyais mon enfant. Et il allait à nouveau mourir. Mourir à nouveau à cause du simple fait que je le revoyais vivant dans ma tête. Et donc qu’il allait mourir. Qu’il allait bien mourir à nouveau. Mourir encore une fois.
J’en avais le souffle coupé. Je me sentais déjà chancelant, sur la pente de l’anéantissement. Au début je l’avais rejetée de toutes mes forces. A plusieurs reprises. Mais elle revenait sans cesse. Je persévérais. Et elle persévérait tout autant.
Puis j’avais eu le sentiment que je pouvais peut-être m’en sortir par cette même voie. Et petit à petit quelques images funestes tentaient de timides apparitions. Je ralentissais ma respiration pour ne pas les effaroucher. Mes larmes coulaient à flot, car je me voyais assister, dans l’impuissance totale, à la mort de mon enfant. La mort de mon enfant. Mon enfant. La voici donc cette vision insupportable : quand il était mort, je n’étais pas là, or maintenant il mourait devant moi. Une horrible vision que je maintenais à l’écart de ma conscience depuis un quart de siècle déjà. Au prix d’une terrible érosion de mon corps. Et de mon esprit.
Mais le choc était foudroyant. Impossible de supporter une scène pareille. Impossible de ne pas secourir mon enfant. Secourir mon enfant. Mon enfant. Et ma tête tournoyait. Et se murait. Comme par quelque réflexe pour empêcher que le souffle de la vie ne s’échappât impunément de mon bébé.
J’étais au bord de la rupture. Heureusement une autre image allait à son tour s’imposer à ma conscience. C’était le sourire de mon enfant. Le sourire de mon enfant volait à mon secours. Il s’était fait les coudes avec les scènes lugubres, puis avait fini par triompher. Et le voilà qui trônait au-dessus de toutes les images. Flou et dansant. Comme la pâle lueur d’une toute petite étoile. Une petite étoile par nuit noire du ciel de mon enfance. Et il me plaisait de le voir ainsi heureux, tout près de moi. Tout près de moi. Près de moi.
Mais j’allais sombrer à nouveau. Au détour d’une image, j’avais eu le sentiment que mon enfant prenait soudainement peur. J’avais alors tenté de le rassurer. « Non mon bébé, ne t’inquiète pas. Je suis là, tu ne vas pas mourir ». Non. Mais il ne m’entendait pas.
Une heure plus tard j’étais encore défait. Une peine immense. Évoquer le drame était bien pire en fin de compte que de faire semblant d’oublier. Là, la preuve était faite qu’il ne m’était pas aisé d’assumer ma propre histoire. Je n’étais pas en mesure de faire face à la sombre grotte au fond de ma mémoire. Y avoir jeté un si petit regard ne m’avait été d’aucun soulagement. Au contraire, le prix m’avait paru exorbitant. Des milliers d’images plus horribles les unes que les autres m’agressaient sans pitié. M’agressaient sans pitié. Sans pitié.
L’heure était alors au retrait. Au recul, même si j’avais été cette fois-là plus vaillant que d’habitude.
Bien plus tard, j’avais fini par recouvrer mes esprits, et j’avais alors décrété que mon retrait n’était que provisoire. Et à nouveau je repartais à la mêlée. Tant qu’à faire, autant opter pour une solution radicale. Me rendre sur la tombe de mon bébé. La tombe de mon bébé. De mon bébé. Pour prolonger la confrontation, seule la réalité pouvait m’aider à faire céder les digues de cette impressionnante forteresse. Forteresse enracinée dans mes entrailles. Il me fallait coûte que coûte tenter de faire reculer toutes ces résistances qui mettaient en échec toutes mes tentatives d’incursion.
Quelques instants plus tard j’étais sur la route, une route serpentée et montante en direction du petit village. Seul l’instinct du conducteur me guidait. Je ne voyais rien. Sans doute avais-je croisé de nombreuses voitures. Et sans doute en avais-je doublé tout autant, malgré la mauvaise visibilité due aux nombreux tournants. Mais je n’étais conscient de rien, j’étais dans un état d’absence. Et je souhaitais le rester, dans l’espoir que cette ambiance m’ouvrît enfin les yeux sur cette réalité qui ne cessait de se retirer de devant mon regard lâche et complice. Lâche et complice. Complice.
Puis voici le parking du cimetière. Et les sifflements d’oreille qui redoublaient d’intensité. J’en avais le tournis. Et des fourmis dans les jambes. Et des fourmis dans les bras. Mais il ne fallait pas flancher. « Ce n’est pas le moment et ma vie en dépend », me répétais-je en guise de prière. Et cela me donnait du courage. Et un peu de force pour avancer.
D’abord ce portillon qui ne voulait pas s’ouvrir. Il me refusait le passage pour je ne sais quelle raison obscure. Il m’avait fallu le supplier pour libérer la voie. Mes dernières forces avaient failli m’abandonner. Mais il avait cédé à ma demande. Alors, je m’avançais. Et la rangée impassible me faisait une haie de déshonneur. Une haie de déshonneur. De déshonneur. Et personne ne me souhaitait la bienvenue. Je ne savais plus où j’étais. D’habitude je me construisais un scénario rigide pour chacune de mes visites. Et je ne m’en écartais pour rien au monde. Même pas pour pleurer sans faire de la peine à mon enfant. A moins que ce ne fût prévu.
Mais cette fois-là j’étais pris au dépourvu. J’étais en larmes. Je le savais seulement à cause du goût salé dans ma bouche.
Il faut m’aider avais-je mendié à cette foule nombreuse. Nombreuse mais inerte. Nombreuse et morte. Et morte. Quoi, les tombes n’auraient-elles pas dû murmurer quelque réconfort, comme il était dit dans le fameux poème du grand poète. Ou peut-être les arbres, qu’importe. Mais il n’y avait plus d’arbres. Normalement je devais traverser une allée bordée d’arbres. Et de grands. Mais sans doute ce jour-là s’en étaient-ils allés ailleurs.
Et puis va. Au diable les arbres. Il me fallait juste avancer. Avancer encore. Avancer puis m’asseoir. A la même place. A la même peine. A la même déchéance.
Mustapha Kharmoudi
Maati-Nicolas (14 avril 1980 - 3 janvier 1981)