Les chroniques de Besançon
La proie
Quand tout le monde est parti, elle revient au salon. Avec un sourire figé, sans doute le dernier sourire fait à la dernière personne partante. Son corps de danseuse avance à pas de félin, jusqu'à la chaise. Elle pose une main instinctive sur le dossier de la chaise, et change d'expression en croisant le regard de l'homme. Elle le trouve soudain étrange : son visage exprime à la fois la fatigue et le plaisir. A cause de cette longue soirée et de ces interminables discussions qu'on classerait plutôt dans le rayon chamailleries.
Elle l'observe encore un moment, sans dire un mot. Il attend. Et l'attente est longue, mais il sait qu'elle a besoin de tout ramasser en elle, y compris les mots d'une langue qui lui est encore quelque peu étrangère.
Il lui faut s'asseoir. Alors, sans quitter l'homme des yeux, elle fait prendre à son corps des courbures impossibles, comme dans un lent mais complexe mouvement de danse. Lui pense plutôt à un félin sauvage qui se faufile dans la jungle presque dans l'immobilisme.
Il s'apprête à parler, mais elle entame aussitôt un vif mouvement de repli. Alors il suspend sa parole et se contente d'observer ce corps grand, fin et souple, qui se recroqueville sur lui-même. Comme à l'approche d'un danger imminent. Sans doute sent-elle qu'il commence à montrer quelques signes d'impatience, elle s'en irrite en fronçant les sourcils. Et le fixe de ses yeux grands ouverts, comme on surveille un prédateur féroce.
Et quand tout en elle est enfin en boule – on devrait dire en fragile pelote de laine -, elle ouvre la confrontation. Mais pas encore avec des mots. Juste un sourire. Que fausse pourtant le mouvement de ses yeux, qui s'ouvrent excessivement comme font les enfants pour retenir leurs larmes.
Lui attend. Immobile. Le visage relativement paisible. Mais pour elle, ça doit paraître impitoyable.
C'est à lui de parler maintenant, ils le savent tous les deux. Elle sait qu'il va attaquer de front, sans détour, et il sait qu'elle va esquiver un bon moment avant d'en venir aux faits: les blessures de son cœur.
Mais voilà : il est soudain pris d'un doute, le temps d'une fraction de seconde. Pourquoi est-ce toujours à lui de faire ce "sale boulot"? Pourquoi s'est-il laissé piéger dans ce rôle? Il n'en fallait pas plus pour que d'autres doutes emboîtent le pas. Du genre: c'était une belle soirée avec de beaux amis, pourquoi la gâcher?
Il frissonne. Aussitôt elle sursaute: elle a relevé le léger frisson, et en prend peur. Va-t-il se rétracter? Va-t-il faire comme les autres, tous les autres? Faire semblant de ne rien voir de sa peine, de sa peine profonde?
Elle veut bouger, mais se rend compte que son corps est noué sur lui-même. Alors elle le secoue vivement, comme si une guêpe s'était posée sur elle. Et son corps, tel un château de cartes, se met à se désarticuler. Et tout devient moche en elle, heureusement ça ne dure pas.
Elle est maintenant sur ses pieds, et cherche un sourire de circonstance. Qui ne vient pas. Qui ne veut pas venir. Et ça la terrorise.
Elle fait un geste de ses deux trop longs bras, en direction de l'homme. Ses mains tremblantes semblent dire "Ne bouge pas, s'il te plaît, surtout ne bouge pas!"
Elle pose ses deux mains sur sa poitrine qui panique. Mais ça ne fait que la paniquer de plus bel.
Et au bout d'un long calvaire, elle finit par lâcher comme on lâche un va-tout, et dans une étouffante respiration:
- Je serai mieux là !
Et elle laisse tout s'effondrer de son beau et long corps. Et de sa belle robe noire qui laisse apparaître, ça et là, des jambes belles comme ceux d'une princesse. C'est une princesse. Le vieux fauteuil en prend un coup, et ça la fait rire.
Mais on dirait qu'elle rit dans une langue étrangère. Sa langue maternelle, sans doute.
- Alors tu en où, avec ton cœur ? fait l'homme d'une voix douce, mais qu'on sent un peu lasse, à contrecœur.
- Oh tu sais, c'est toujours... comment dire... très...
Elle ne finit pas sa phrase, et elle ne la finira pas de la soirée.
Aussitôt le silence les cloue. Longtemps. D'habitude c'est à lui de relancer la discussion, après tout c'est sa fonction, non ? Mais là il manque de mots. Peut-être à cause de la soirée interminable avec les amis. Le vin aussi, du très bon, qui t'oblige.
A nouveau elle prend peur. Elle a peur que la discussion ne s'écrase dans quelque stupide impasse, c'est déjà arrivé entre eux. Alors elle lance :
- J'ai envie d'aller marcher, viens !
- A cette heure-ci ?
- Ben ouais quoi, il est juste 2h du matin! Et puis je peux mieux parler dehors, sur la route de la Malate...
Ils s'en vont à travers des rues désertes, par une nuit légère comme une plume. Ils traversent le petit tunnel fluvial. Elle marche devant, toujours devant. A quelques pas de lui, ou même à distance. Il la suit à son rythme.
Ils ne disent rien. Ne se diront rien, ou presque. Du moins pas avec les mots...

Lors de leurs nombreuses promenades, ils échangeaient si peu, chacun rêvassant à sa propre vie. Parfois elle dansait toute seule. Mais comme si elle tenait un homme dans ses bras. Son homme. Et alors lui s'en réjouissait, et lui disait qu'elle était belle comme une étoile. Parfois elle s'immobilisait longtemps, prise dans les griffes de quelques regrets. Elle restait là, le regard figé au sol, comme pour contempler une petite fleur ou quelque petit insecte innocent sur l'herbe. Sauf qu'il fait noir pour distinguer quoi que ce soit. Et alors il la bousculait :
- Tu l'as retrouvé, ton cœur ?
Elle ne répondait pas. Elle ne répond jamais. Au contraire, ça la contrarie fichtrement. Elle ne comprend pas qu'il puisse se moquer d'elle de la sorte. Mais elle a appris à faire avec ces petits dérapages, c'est sans doute le prix pour qu'il tienne le coup à ses côtés, malgré tous les drames qu'elle déverse sur lui, avec ou sans mots.
A un moment, l'homme dit :
- Viens, on rentre maintenant !
Elle ne répond pas, elle continue à marcher d'un pas lent mais ferme. Il insiste, elle s'en irrite. Pour elle c'est comme s'il voulait l'empêcher d'aller à la rencontre de l'homme qu'elle attend depuis longtemps, trop longtemps. Et qui ne viendra pas. Plus.
Il s’assoit sur le bord du chemin de halage. Elle s'en irrite davantage, on voit sa jambe donner un violent coup de pied en l'air. Qui ne lui va pas, du tout. Elle, c'est les pas de danse, et rien d'autre. Et quelle danse.
Et puis elle poursuit son chemin, et bientôt elle disparaît dans le noir.
Il attend.
Il sait qu'elle s'en va affronter, seule et sans autre arme que son cœur blessé, toutes les hordes possibles des peines humaines. Elle se fera dévorer, déchiqueter , briser, saigner. Mais en silence, madame, car dans sa fichue culture maternelle à cette frêle princesse, les larmes ne sont pas de mise. Encore moins les sanglots...
Mais quand elle reviendra tout à l'heure - il en a l'habitude - elle viendra se blottir contre lui, comme une petite fille qui découvre soudain qu'elle a froid. Il saura que c'en est assez pour cette fois. Et sans mots.
Mais dans son regard, il verra tout de la débâcle. Il verra toutes les traces des ravages que la vie fait endurer aux humains. A tous les humains. Princesse ou pas.
Pour l'heure, son boulot est d'attendre.
Alors il attend.
Il attend.
MK, Besançon, mai 2018