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Billet de blog 21 octobre 2025

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Vendredi je t'offrirai un bol de pois cassés

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Matin-grisaille, place Granvelle, les arbres s’attristent d’être dépouillés de leurs parures, et les feuilles mortes gisent en silence sur la grande place. Un temps gris et pluvieux… 
Une ambiance qui me va à merveille ce matin.
Je sirote mon café en écoutant l’enregistrement d’un nouveau texte un peu trop mélancolique, mais encore trop estropié…
Le genre de poème qui t’entraîne insidieusement au fin fond de quelque souvenir boiteux…
Un souvenir perdu là-bas dans quelque caverne lointaine de ta mémoire…
Où les mots, à peine ils l’effleurent, les mots se brisent en mille morceaux…
et il ne t’en reste que de vagues râles… qui te foutent le cafard plus qu’ils ne t’inspirent...
Il n'y a plus qu’à tout reprendre… à zéro... 
Maudite page blanche...

Mon regard se perd volontiers dans les couleurs automnales sur la grande place, sans rien voir de particulier…
Puis soudain je distingue une silhouette qui traverse la place. 
Un type qui marche avec une infinie lourdeur.
Je le reconnais, je le connais…
Nous nous connaissons, lui et moi, depuis longtemps. Depuis les temps des petits bonheurs fugaces au vieux bar le Marulaz…
C’était un garçon joyeux, avec un penchant pour les belles soirées dolce vita qui tant nous envoûtaient… 
d’amour et de bon vin...
Et donc là, je le vois qui marche pas hésitant après pas hésitant… 
on le dirait qui porte sur lui tout le poids d’une lourde vie…
De sa vie estropiée dont je ne sais que peu, si peu à cause de sa discrétion excessive…
La seule fois où il m’en a parlé, c’était l’été… 
l’été dernier…
Un jour par beau temps, je bouquinais sur la terrasse du Marulaz quand il est venu à ma table…
Et il m’a demandé d’une voix honteuse de lui payer une bière…
Il disait qu’il n’avait pas encore touché sa paie…
Et alors il m’en a dit un peu, de sa vie….
Et ce peu-là c’était déjà de trop pour moi…
Je me souviens qu’u même moment, Elsa est arrivée… 
Elle venait me chercher pour aller se balader avant d’aller manger chez elle…
Elle a vu mon état, et elle l’a de sitôt fusillé : « Qu’est-ce que tu lui as encore raconté, toi, hein ? »…
Il s’en est même excusé… 
Platement…
En tout cas, je savais qu’avant il bossait, il avait un boulot…
Il dit qu’il bosse toujours d’ailleurs… 
mais juste un peu…
juste de quoi s’offrir ce qui l’aide à oublier…
A oublier cela que je ne pourrais jamais oublier, moi, depuis ce jour où j’avais vu son âme saigner à vif…
Par la suite je ne l’ai plus revu jusqu’à il y a deux semaines…
Un dimanche sur le quai Veil-Picard…
Il avait l’air d’aller bien… 
il marchait d’un pas énergique… 
comme un sportif...
et ça m’a réjoui...
Il m’a fait un grand salut de la main, mais sans oser s’approcher…
Sans doute de peur que la copine qui marchait avec moi ne le remballe comme l’a fait Elsa au Marulaz…
C’était pourtant il y a juste deux petites semaines…
Mais à le voir, là, l’air si dégradé, on dirait des années de vieillesse…
Je le vois s’asseoir sur un banc public… 
là-bas en face de moi…
De là où il est, il ne peut pas me voir bien-sûr puisque je suis à l’intérieur de la brasserie…
C’est le banc public d’une bande de clodos… 
Sauf que les clodos n’y viennent que l’après-midi…
Jamais le matin… 
le matin ils doivent récupérer de tout ce qu’ils ont ingurgité la nuit d’avant et le jour d’avant…
Et bien sûr ce qui reste aussi des jours et des jours avant ce jour...
En tout cas, là, ma tête se met à me fausser compagnie…
Elle reconnaît à peine le texte tout barré qui se lamente piteusement sur la table…
Alors je me lève, je vais vers le serveur et je lui demande un café à emporter dans un gobelet…
Il s’étonne, et il se tourne vers Bruno, le patron. 
Je lui explique vaguement la situation…
En vérité c’est pire que vaguement…
Du genre : le clodo qu’on voit là-bas sur le banc des clodos c’est pas un clodo…
Le patron plisse les yeux de contrariété. Je suis déstabilisé mais je tente de poursuivre  :
- C’est un copain que j’avais connu au Marulaz, alors là...
Et donc je finis par sortir avec mon gobelet tout chaud, et je traverse la terrasse et la place…
Jusqu’à lui…
Il me voit, il sourit. Et au moment où je lui tends le gobelet, il s’inquiète...
Il me dit qu’il a déjà pris un café chez lui, etc. 
En tout cas, ça se voit qu’il est très mal à l’aise que je le prenne pour un clodo…
Et en même temps un bon café tout chaud, ça ne se refuse pas…
On finit tout de même par en rire…
Et alors il me dit :
– Faut absolument que tu viennes au Marulaz vendredi soir…
Je fais d’une voix tout étonnée :
- Quoi, ils ont repris les concerts ?
Il fait non de la tête, avale sa gorgée de café avant de préciser :
– Je t’offrirai un bol de soupe de pois cassés…
Aussitôt tout en moi se réjouit, d’autant que là, ça fait don contre don…
et donc que ça écarte toute référence à la bonne charité chrétienne...
Je dis un très grand ok avec tout mon corps, toute ma tête et avec le plus beau de mes sourires... 
C’est que j’adore la soupe de pois cassés…
Ma mère nous la faisait souvent…
je saurais plus tard que c’était uniquement par manque du reste…
Mais le petit garçon de l’époque ne le savait pas...
Il adorait par dessus tout la soupe de pois cassés…
Et moi donc…
Et tout en moi s’écrie en moi : « vivement vendredi ! vivement vendredi ! »
Et au moment où je m’apprête à le quitter, il me lance:
– Surtout n’oublies pas, hein… je sais que t’es toujours tête en l’air...
Je souris, moqueur, et il poursuit d’une voix ferme :
-  Non, non, n’oublie pas parce que c’est moi qui la ferai, la soupe…
Et alors, je suis scotché… 
Je marque un temps d’arrêt, le temps d’avaler ma salive…
et je lâche, d’une voix faussement moqueuse :
–  C’est sûr que moi j’oublierai…
Il fronce les sourcils…
Je porte mon index sur ma tempe, et j’ajoute :
– Mais ne t’en fais pas, il y a quelqu’un là-dedans qui me le rappellera à coup sûr…
Il sourit, mais juste d’un sourire poli…
Les gens sourient toujours de ce même sourire poli quand ils pensent qu’il me manque une case…
Alors qu’en vérité ils devraient rire aux éclats parce que j’en ai plutôt une de trop…
Mais bon, pour un bol de pois cassés, hein… je suis prêt à tout pardonner à tout le monde...
Évidemment, à l'idée d'une telle offrande, impossible de retrouver ma concentration...
Rien... toute ma tête est là-bas, dans ma contrée natale...
Et toute ma tête qui attend avec impatience que ma mère m’apporte son bol de soupe de pois cassés… 
avec du pain d’orge… 
Un peu trop dur à mâcher le pain d’orge…
mais laisse-le tremper d’abord dans ta soupe, comme ça tu manges pas trop vite...
Et déjà, là, dans la brasserie Granvelle, oh là là, il y a dans l’air comme une odeur de soupe de pois cassés...
Et comme je ne peux plus reprendre mon poème, je me décide à raconter cette histoire... 
Et alors là, ma tête fait tout ce que je lui demande... au doigt et à l’œil… 
à condition de ne pas perdre de vue que vendredi etc.
Et dès que la mouture de base est stabilisée, je me décide à aller faire ma marche..
Et c'est là le pire de ma matinée...
Au moment de payer, je dis au garçon : j'ai 3 cafés allongés...
Et j'entends le patron qui dit sèchement à son employé : Prends que deux…
Je me retourne vers le patron, j’ai envie de lui raconter cette invitation à la soupe de pois cassés…
Mais ni le manque de respiration, ni la réfraction des mots ne m’en laissent le loisir…
Il me connaît, il lâche :
- Allez allez, allez marcher, ça vous fera du bien…

MK, Besançon le 21 octobre

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