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Billet de blog 22 octobre 2019

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Chroniques marocaines: Le gars flou, là, c'est moi!

Finalement de désespoir, elle me lance : - Mais comment se fait-il que je ne me souvienne absolument pas de toi, en rien? Je lui montre ma main, et je lui dis : - Imagine que c'est ça, la photo de ma bande. Là, tu reconnais tel, là c'est tel autre. Et là et là et là, tous, tu les reconnais. Sauf le gars, là, qui est flou sur la photo. Ben lui, c'est moi!

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Chroniques marocaines 

Tu vois la photo ? Ben le gars flou, là, c'est moi !

En fin de semaine, je me rendrai dans la petite ville où j'avais grandi. Histoire de saluer ce qui m'y reste de famille. Mais surtout pour répondre à une invitation des responsables d'un ciné-club local.
Il faut dire aussi que c'est tout un événement : c'est la première fois de ma vie que je suis invité - officiellement – à participer à une réunion publique dans ce qui fut ma petite ville.
C'est dire...
J'ai accepté d'y relater mes expériences de l'écriture, et en particulier de l'écriture en lien avec le théâtre et le cinéma.
Mais voilà, dans mon dernier texte, "Testament", je traite de cette question avec gravité : même quand j'y vivais, tout se passait comme si je n'avais jamais existé pour les gens de cette petite ville, à laquelle je suis resté pourtant très attaché. Et alors une belle question s'impose : Comment ai-je pu rester inconnu dans l'endroit-même où mes dons poétiques et littéraires avaient germé ?
Pourquoi n'ai-je rien fait pour apporter ma petite pierre au brinquebalant réseau culturel qui y vivotait ?
Pourquoi n'ai-je jamais rien tenté pour me faire connaître de qui que ce soit là-bas ?
Est-ce moi qui suis ingrat ? Ou bien les gens ?
Quoi qu'il en soit, cette question m'est revenue à l'esprit ces jours-ci par un détour que seule la réalité – et jamais la fiction – sait en fabriquer.

Je vous raconte :
Ici à Sidi Kaouki (très loin donc de ma terre natale), je croise souvent cette jeune femme allemande. Elle porte un prénom qui déjà me met mal à l'aise, à tel point que je m'abstiens systématiquement de l'appeler. Sinon les larmes me viendraient. Et quand quelqu'un l'appelle, les larmes me viennent quand-même.
Elle organise des stages de Yoga dans le désert, et donc elle parle de sa passion pour cet art, si je peux le nommer art.
Je la surprends en train de méditer sur un muret face à la mer, et je la prends en photo, plusieurs. Mais elle les trouve trop floues. Je recommence et c'est toujours flou à son goût.
Je finis par me moquer en disant que c'est elle qui est naturellement floue. On en rit. Et aussitôt un film de Woody Allen me revient en mémoire. Peut-être " Hollywood Ending". J'évoque à peine le film que déjà elle se lance dans un rire émouvant. Elle le connaît.
Je vous raconte : dans ce film, Woody Allen joue au cinéaste qui tourne un film. Mais les prises de toutes les scènes avec son héros sont floues. Les techniciens ont beau ajuster leur matériel, ça ne change rien, c'est toujours flou. Au final, ils se rendent compte que c'est le comédien qui est lui-même flou, naturellement.
Je goûte à sa paella et je me retire sur ma terrasse privée. Oui, oui, je suis capricieux, mais bon, les gens d'ici sont adorables, et du coup je ne peux qu'en abuser. Comme à Besançon. Ou ailleurs...
Je mets longtemps à reprendre le texte en souffrance, car quelque chose de cette histoire avec cette jeune femme continue à trotter dans ma tête.
Je me mets de la musique marocaine dans les oreilles, et j'attends. Je consulte ma page facebook pour passer le temps, et c'est le choc à cause d'un commentaire.

Je vous raconte :
Il y a peut-être dix-quinze ans, un ami marocain m'emmène rencontrer une grande dame marocaine, qui mérite d'être une Reine-de-Saba, tant sa force de caractère tranche avec la gente féminine marocco-docile. Je ne la connaissais que de sa forte réputation, et elle me connaissait de la même – mauvaise – réputation. A savoir une radicalité inflexible face à ce tyran de Hassan II, du temps où ce tyran terrorisait le Maroc dans son entier. Ou presque. Et dans le presque, il y avait cette grande dame qui y occupait une grande place.
Nous ne nous étions jamais rencontrés avant ce jour.
Jamais ? Vraiment jamais?

Illustration 1
mustapha Kharmoudi © Mustapha Kharmoudi


Non, on ne peut pas dire les choses comme ça.
En fait voilà : nous nous étions obligatoirement croisés des dizaines et des dizaines de fois, sinon plus, mais c'est comme qui dirait dans une autre vie.
Cette dame est originaire de la même petite ville où j'avais grandi. On était de la même génération. Je la devançais de quelques années d'âge, et de quelques années scolaires. Et donc moi je ne pouvais pas me souvenir d'elle : j'étais en classe de troisième de collège et elle devait être en sixième ou en cinquième. Il ne vient jamais à l'esprit d'un troisième de daigner regarder une sixième, n'est-ce pas ?
Le problème c'est qu'elle ne se souvenait pas de moi, non plus. Et ça, c'est bien plus grave : j'étais brillant, et ça devait se savoir partout (sauf peut-être chez les sixièmes, allez !).
Mais bon, revenons à cette rencontre à Casablanca. J'y étais allé avec ce grand ami commun à elle et moi, un ami d'enfance, de jeunesse, d'âge adulte, et même d'âge tardif. Elle et lui se connaissaient très bien, pour s'être toujours connus.

Vous devez vous demander quel lien avec la jeune femme allemande et floue.
J'y viens, j'y viens.
Lors de cette rencontre - unique rencontre entre elle et moi -, lors de cette courte rencontre donc, cette dame de courage et de dignité découvrait que j'avais habité le même quartier qu'elle. Et de fil en aiguille, elle me citait tous les garçons du quartier qu'elle disait avoir très bien connus en ce temps-là, et dont elle se souvenait, au moment de notre rencontre, avec une grande précision.
Or il se trouve que ce sont tous des garçons non seulement de mon âge, mais surtout de ma bande. Ma propre bande! C'était avec eux que je m'exerçais à l'art de la poésie et du théâtre. Entre autres.
Finalement, de désespoir elle m'avait lancé :
- Mais comment se fait-il que je ne me souvienne absolument pas de toi, en rien?
Je lui avais montré ma main, et je lui avais dit :
- Imagine que c'est ça, la photo de ma bande. Là, tu reconnais tel, là tel autre. Et là et là et là. Tous, tu les reconnais. Sauf un gars, là, tu le vois, ils est flou sur la photo. Lui c'est moi!

PS : Dans mes écrits, comme dans ce dernier texte, "Testament ", je raconte que je suis né à la campagne, et que c'est l'exode de misère qui m'avait amené à la petite ville.
Et que j'y étais toujours resté inconnu.
Inconnu de tous.
Et je ne m'en suis jamais préoccupé outre mesure. 
Sauf pour elle. Pas de cette dame aux nobles principes qui lui avaient valu le pire. Et dont elle s'était sortie par le haut.
Par le plus haut.
Mes hommages, chère camarade !

MK, Sidi Kaouki, le 22 octobre 2019

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