Je marche paisiblement au milieu de la foule bobo par ce jour de marché (bobo) sur la Place de la Révolution. Il se met droit devant moi, comme sûr de lui. Je ne le connais pas mais je vois que c’est un SDF, alors j’esquive en lui disant un vague « Désolé ! ». Dans ma rue, ils sont 20 ou 30 à faire la manche, et ils me connaissent : je ne donne jamais l’aumône.
Or là, cet homme – la cinquantaine – m’empêche de passer : « Attends une seconde ! » qu’il me lance. Je m’arrête, il fouille dans son sac et en sort ce manuscrit. « J’ai écrit ça et je te le vends ! ».
Je suis sonné, et j’ai surtout honte d’avoir failli passer à côté de « ça ».
Je prends le manuscrit, je le feuillette, je vois que c’est difficile à déchiffrer mais que c’est sacrément bien travaillé.
Moi : – Tu le vends combien ?
Lui : – Tu me donnes combien ?
Je sors mon porte-monnaie, je n’ai que 10€.
Lui : – C’est son prix, à ton avis ?
Moi : – Ce qui est écrit n’a pas de prix, mais c’est tout ce que j’ai…
Il prend les 10€ et il me tourne le dos. J’ai à peine le temps de crier : – Demain je te donne encore 10€ !
Mais il s’est déjà dissipé dans la foule.
Je l’ai cherché le lendemain, le sur-lendemain et les jours suivants.
Et à chaque fois que je passe par cette grande place, et j’y passe souvent, je le cherche du regard.
Et je ne le trouve pas.
En tout cas, ce jour-là, à peine chez moi, j’ai lu son livre : c’est de toute beauté, même si c’est parfois illisible.
Et chaque jour je me dis que sa place est à la Bibliothèque de conservation (elle me connaît la belle Dame), mais je traîne à l’y déposer : il me plaît de parfois ouvrir une page au hasard, et l’imaginer là où il indique l’avoir écrite :
– Lundi 21 juin 2010 : Bar du Vivarium, Fresnes-St-Mamès
– Mardi 14 janvier 2014 : Vesoul, Brasserie des Allées
– 17h42 : Lavomatique (où ?)
– 4 mai 2016, 7h49 : Chez l’ami Dédé, bistrotier à Mirebeau-sur-Bèze
Où il écrit ceci : « Je veux vivre, mourir avec une vie en bandoulière, qui aura été, non la plus belle, pas la plus moche ou nulle, mais cette vie aurait eu le mérite d’une certaine qualité en son humanité ».
– Le 2 décembre 201(?), il écrit : « 18h05 au No man’s land moutonné de neige. Tout est noir, même la neige. Le fait est certain, il devra mourir, donc autant mourir proprement. N’en déplaise aux gueux. Le rideau tombe sur les tristes effluves de cette humanité sans rêves ».
PS : si vous le croisez, donnez-lui 10 ou 20€, ou plus, et dites-lui que c'est de la part d'un homme qui a beaucoup aimé son manuscrit, et qui regrette de ne pas le lui avoir payé au prix qu'il vaut...
MK, Besançon, le 23 mai 2024
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PS : si vous le croisez, donnez-lui 10 ou 20€, ou plus, et dites-lui que c’est de la part d’un homme qui a beaucoup aimé son manuscrit…