Les amitiés qui font mal
Il y a des amitiés qui nous marquent à jamais, et qui apportent un air frais à notre vie à chaque fois que ça nous revient en mémoire. Et il y a des amitiés qui assombrissent notre ciel dès que quelque chose nous force à y repenser… A se dire parfois, en désespoir de cause, qu’on aurait été été bien mieux si on ne les avait jamais rencontrées. Et alors nos cœurs pleurent, longtemps. Et quand nos cœurs épuisent toutes leurs larmes de tristesse, on tente de se consoler avec le souvenir du bonheur qu’on avait eu auprès d’eux.
Mon ami Fayez est de cette dernière catégorie.
Mais bon, Fayez porte sur lui, sur tout son être et toute son identité, un projet titanesque, digne des légendes mésopotamiennes : replanter en Cisjordanie - tenez-vous bien - un million d’oliviers. Oui, 1.000.000 ! Pour remplacer ce que l’armée israélienne avait arrachés lors de la construction du mur de séparation.
Et là, il m’a fallu trop de larmes pour céder à la demandes pressante de mes camarades qui n’ont cessé de réclamer mon témoignage par écrit.
Et puis le sourire constant de Fayez est revenu me rappeler tout le bonheur que m’a apporté cette belle amitié. Une amitié aussi brusque que courte, tel un coup de foudre. Une amitié qui a surgi dans ma vie sans que je n’en ai eu nul besoin, sans que je n’eus à la chercher et sans l’avoir provoquée.
Et si ce n’était mon vieux camarade Max, j’aurais refusé la demande de l’association bisontine Palestine-Amitié de faire l’interprète durant la visite d’un palestinien de passage à Besançon. Il y a tellement d’arabophones dans notre ville, y compris quelques palestiniens.
Et si j’ai cédé à mon vieux camarade Max, c’est qu’il est un des très rares à qui je ne peux dire non en rien. Pour la simple raison que je lui dois la vie. Oui, la vie, comme dans les bons vieux westerns.
Je vous raconte :
Un jour lointain de ma jeunesse rebelle, le Ministre de l’intérieur français en personne avait signé, à mon encontre, un arrêté d’expulsion d’urgence absolue. Il s’en est suivi une histoire qui ne se raconte pas comme ça : tout Besançon s’était mobilisé pour défendre un jeune étudiant étranger, quasi-inconnu de tous. Et tout Besançon m’avait caché, et tout Besançon avait manifesté durablement en criant dans les rues de Besançon : «Nous sommes tous des Kharmoudi ». Est-ce qu’une telle bienveillance pourrait s’oublier ? Et à l’origine de cette mobilisation il y avait seulement quelques étudiants amis et camarades, dont mon camarade Max, qui s’étaient mobilisés jour et nuit pour faire front face à un gouvernement de droite qui se croyait en mesure de me renvoyer dans les lugubres geôles du tyran Hassan2, à l’époque le meilleur ami de la France. Bref, ma vie se serait arrêté puisque j’aurais été « jugé » pour haute trahison à cause de mes relations d’alors avec des camarades algériens et sahraouis…
Mais passons, car de tout cela j’en parle longuement dans beaucoup de mes écrits, en particulier dans deux de mes livres : « Ô Besançon » et « Éloge de l’exil ».
Voilà pour mon camarade Max.
Et c’est ainsi que j’ai rencontré le palestinien Fayez. Et je peux vous dire qu’il m’a marqué autant que m’ont marqué d’autres Palestiniens de renom : y compris Yasser Arafat en personne, lors de son passage en France, et que j’avais rencontré dans une petite délégation des « Arabes de France ». Mais aussi d’autres grands personnages palestiniens que j’avais rencontrés à Jérusalem lors d’une délégation de la Cimade, tel que Samir Kafity, l’évêque de Jérusalem. Ou encore ce grand homme de grande tendresse : Fayçal el-Husseini, que l’on surnommait le Palestinien « de l'intérieur ». Tous deux aujourd’hui décédés.
Bref, je rencontre Fayez à Besançon, et aussitôt le courant passe. Il est plus jeune que moi mais on est d’une même culture politique arabe laïque.
Je l’héberge chez moi (c’est plus facile pour lui), et je l’accompagne partout. D’abord une belle sortie dans l’arrière pays de Besançon chez un vieux couple militant de la cause palestinienne. Là, pour moi c’était le plongeon dans un milieu pour qui j’ai beaucoup de respect, mais dont je me tiens depuis longtemps à distance, à part les manifs. Entre autres la belle – très belle - Françoise Piaget, la fille du Grand Charles Piaget que j’admirais bien plus que je n’admirais bien des grands de ce monde.
Puis s’en est suivie la rencontre avec Anne Vignot, la Maire de Besançon, qui a reçu les responsables de l’association Palestine-amitié, Fayez et moi, avec le plus grand égard. Et qui m’a fait comprendre qu’elle aurait aimé une relation durable avec une ville palestinienne. On s’en est réjoui par la suite, Fayez et moi, à imaginer sa ville de cœur jumelée avec ma ville de cœur. Nos deux villes amies, de la même amitié généreuse que la nôtre.
Il rencontrera aussi Mariguite Dufay, la Présidente de la grande région Bourgogne-Franche-Comté. Avec les mêmes honneurs. Je n’oublierai jamais que ce jour-là, Mariguite m’a touché au plus profond de moi, tant ses propos ne laissaient aucune ambiguïté sur son soutien au peuple palestinien.
Et parallèlement à ces rencontres officielles, je me suis chargé de lui faire découvrir Besançon, ma ville. Et je m’y suis appliqué de tout mon cœur. Et nous voici en balades ininterrompues, jour et nuit, rien que lui et moi.
En particulier, il a été marqué par l’action publique de la ville en faveur de la biodiversité.
S’en suivra un échange avec moi, après son retour, pour jeter les bases d’un possible jumelage entre les deux villes, avec pour axe principal : l’écologie et la biodiversité.
Puis Fayez, après avoir été un brillant avocat pour défendre ce projet impressionnant d’un million d’oliviers, est retourné là-bas, chez lui.
Et on a continué, lui et moi, à échanger avec régularité. Et j’ai continué à informer les responsables de Palestine-Amitié de ce qu’il faisait là-bas, à propos du projet des oliviers mais aussi, et surtout, à propos de ses démarches en direction des élus de sa ville, pour leur présenter Besançon. A voir les photos qu’ils m’envoyaient, et nos échanges sur ce qui se disait là-bas, j’aurais tant voulu y être, pour l’écouter parler de Besançon...
Mais le plus touchant, ce sont les relations personnelles, entre lui et moi. Imaginez un échange vidéo où je montre à la grande famille de Fayez, en direct, la chambre de Fayez, la cuisine où Fayez prenait ses petits-déjeuners, mon salon qui était devenu son bureau à partir duquel il passait sa journée à téléphoner aux uns et aux autres.
Et imaginez sa femme qui me dit : « Moi aussi je vais te montrer ta chambre », et qui me montre une chambre arrangée au mieux pour que j’y vienne au plus tôt.
Mais hélas, très vite, il n’y avait plus de place à ces échanges heureux. Dès le début des incursions de l’armée d’occupation en Cisjordanie, il m’envoyait des vidéos et des photos sur les dégâts que les Israéliens causaient dans sa ville : des maisons détruites, des rues éventrées, des champs défigurés...
Y compris le sien
Et il y a eu ensuite les bombardements, en particulier du camp de réfugiés qui jouxte Tulkarem.
Et puis peu à peu, nos messages se faisaient rares, et peu à peu mes messages restaient sans réponse.
Et cette blessure a réveillé en moi d’autres blessures.
Je vous raconte :
Un mois et demi avant le déclenchement de la guerre civile en Syrie, je m’y étais rendu pour les besoins d’un roman historique. Et là-bas je m’étais fait de jeunes amis étudiants partout : à Damas, à Hama et à Alep. Des jeunes avec qui j’étais resté en contact via les réseaux sociaux. Et en ce temps-là aussi, au fur et à mesure que la guerre ravageait le pays, je perdais ces amis-là, l’un après l’autre, jusqu’à extinction si j’ose employer cette expression aussi précise que douloureuse…
Mais je suis ce que j’ai toujours été : un petit garçon qui ne perd jamais espoir. Et je me dis chaque matin que mon ami Fayez est toujours en vie, bien sûr, mais que la guerre qui ravage son pays, les besoins des siens qui ont perdu leurs maisons, leurs enfants, leurs champs, ces besoins-là l’occupent à mes dépens. Et il a raison, et je ne m’en plains pas : il leur faut rester unis, solidaires entre eux, et ainsi garder toute leur dignité de Palestiniens qui aiment leur terre comme ils aiment les leurs…
Un jour il m’a dit : « Je n’ai pas d’autre choix que d’être palestinien, mais tu vois, je préfère être Palestinien agressé plutôt qu’un Israélien agresseur . Et c’est pour ça que je n’ai aucun doute sur l’issue finale : nous gagnerons le droit d’être maîtres chez nous, sans être colonisés ».
Je suis comme lui, je sais que la Palestine sera un jour palestinienne, et que les Palestiniens vivront en paix et dans la fraternité avec leur voisin. Un voisin qui se sera assagi dès lors qu’il saura se débarrasser de ces va-t-en guerre. Ces hommes inhumains qui n’hésitent pas à mettre en danger la paix dans le monde, juste pour que deux imbéciles de colons israéliens s’accaparent de terres qui ne sont pas à eux. Aux dépens des Palestiniens qui y sont depuis toujours, et qui l’ont hérité de leurs lointains ancêtres...
Mustapha Kharmoudi, Besançon le 23 novembre 2024
Photo : Anne Vignot, Maire de Besançon, Fayez Taneeb, responsable associatif palestinien, et MK

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