Les chroniques de Besançon
Je m'ennuie
Je m'ennuie dans ce bien-être que je sais mortel pour l'inspiration. Je m'ennuie parce que je n'ai plus de projet d'écriture. On aurait dit que mes deux derniers textes ont épuisé mes ultimes forces. La preuve en est que je n'arrive plus à les relire, et pourtant il faudra bien le faire avant leur publication.
Je m'ennuie de ne plus être plongé dans mon imaginaire, à m'atteler comme il se doit pour cerner la "réalité" de quelque personnage fictif.
Je m'ennuie. A me demander comment font les gens qui n'écrivent pas, ou du moins qui ne sont pas totalement absorbés par tel ou tel art. C'est que seul l'art sait nous sauver de l'abîme qui se cache derrière notre doux quotidien. Un quotidien qui ne manque de rien, n'est-ce pas... Un gentil quotidien qui ne leur sert à rien, à part les faire persévérer dans ce qu'ils sont. Et ce qu'ils sont, ils ne le savent que trop : ce n'est pas ce qu'ils désirent, du moins ce n'est pas ce qu'ils désiraient du temps où ils savaient encore désirer. Bref : c'est tout... sauf ce dont ils ont toujours rêvé...
Je m'ennuie. J'ai l'intuition que la vie ne peut en aucun cas avoir pour but que nous vivions dans ce bien-être poli, et sans vagues. Mais non sans menace, hein, ne serait-ce que ces cauchemars dans le sommeil... que tel thérapeute aussitôt transforme en je ne sais quel grave handicap. Et dis-le-toi bien une bonne fois pour toute, Madame : ça pèsera lourdement sur ta vie, du moins tant que tu ne seras pas assidue à ce fauteuil pendant une longue année, voire plus. J'en connais une qui m'avait lancé un jour, avec fierté : - Hé camarade, je suis forte parce que j'ai vingt ans d'analyse derrière moi...
Et il n'y a pas que moi qui soupçonne que cette maudite vie est grosse de constantes et mauvaises intentions à notre égard : on passe son temps à croiser les doigts, à toucher du bois... Et surtout à sans cesse s'inventer toutes sortes de petits soucis de gens heureux, qu'on voit soudain grands, très grands, histoire de détourner l'attention de la vie ailleurs que sur notre petite vie. C'est qu'on a déjà été échaudé maintes fois. On sait depuis l'enfance, à coups de burins religieux dans le crâne, que les dieux et la vie sont de toute méchanceté. A l'instar du méchant Satan, ou plutôt cette fois-ci de son chef, lequel avait brûlé Sodome et ses sodomites... y compris les bébés et les bêtes, qui, comme dirait Saramago, n'avaient rien fait de mal... D'où ma constante confusion sur lequel de ces deux-là a commis sciemment des crimes plus horribles que l'autre...
Et c'est sans doute à ce jeu de trompe-l'ennui que je joue moi aussi, en faisant semblant de faire la seule chose que je sais - à peu près - faire: écrire.
Et le bar le Marulaz m'est toujours d'un bon secours. Dans ce coin hors du temps, il y a toujours matière à s'émouvoir. S'émouvoir de ce que font ces petites gens, et surtout s'émouvoir de ce qu'elles ne font pas, car souvent elles ne font rien... mais elles le font bien, si bien : avec goût, avec constance, avec ce singulier mélange d'amour et de désamour, où l'on ne sait si la larme - encore retenue - sera une larme de joie ou une larme de chagrin.
Certes, ces gens excellent dans le ne rien faire, et ils le font, comme dirait Bukowski, avec style. Avec art...
Le peuple du Marulaz est l'un des rares peuples qui sait à merveille s'amuser en s'ennuyant et s'ennuyer en s'amusant. Les non-initiés croiront que derrière ce jeu de mots du poète, ce n'est à vrai dire qu'une seule et même chose. Mais c'est juste parce qu'ils ne sont pas initiés : demandez au premier venu du Marulaz, ou plutôt observez-le sans lui parler, et vous verrez que ce sont deux activités hautement différentes... et à bien des égards hautement exigeantes.
En tout cas, c'est dans ce mythique lieu où de nombreux artistes survivent dans une vie de retraite, ou plutôt une vie d'abandon artistique. C'est là, dis-je, que souvent s'allume quelque petite chandelle au loin dans mon imaginaire, et que me prend à la gorge un indicible désir de vouloir à tout prix m'y brûler en papillon de poésie. Là, il me suffit d'un rien, pour me faire chavirer : un regard, un sourire, un éclat de rire et quel éclat, un chemisier indiscret, etc. Ou encore, pour changer de registre afin que quelque quelqu'une ne se sente à nouveau personnellement visée au point de m'en faire publiquement le reproche, il suffit aussi d'une discussion aussi stérile que houleuse... pour que s'ouvre dans ma tête la boite de pandore... euh... la boite à délires...
Ou même de quelque revenante venue de loin comme d'un lointain désert, c'est à dire d'une vie où j'avais vécu avant, et que je retrouve là, sous mes yeux si peu rassurés... et qu'est-ce que tu deviens, dira-t-elle.
D'où ces petites chroniques qui, à la longue, se comptent par dizaines. C'est ainsi que je me venge de ce bien-être étouffant, en me mettant tout le temps dans cette vitale distanciation vis-à-vis de la vie réelle, dite réelle, mais qui, à la réflexion, n'est pas plus tangible que ce qui se trame dans ma tête quand il prend à ma tête de se raconter des histoires... et même des plus loufoques...
Mais j'ai beau n'être le plus souvent qu'en rêve, il n'est pas rare que mes fantasmes envahissent la réalité. Comme si la réalité était vide, ou peu remplie. On dit que la nature a horreur du vide, mais en vérité on devrait plutôt dire que la réalité humaine a, non pas horreur, mais peur du vide, de son propre vide.
On me rétorquera que c'est moi qui m'inspire de la réalité, et c'est vrai : il y a toujours des éléments réels qui déclenchent mes délires. Mais ce n'est que lorsque mes délires se séparent radicalement de la réalité que je me prends d'envie, ou plutôt de besoin d'écrire. Car seule l'imagination sait nous transporter dans ces histoires irréelles qui nous deviennent par la suite si réelles, devrais-je dire par abus, en tout cas comme un besoin vital à notre existence. C'est Fernando Pessoa, le plus rêveur des rêveurs, qui a le mieux synthétisé cette ambiance brumeuse, je cite : « la preuve que la vie ne suffit pas, c'est qu'il nous faut de la littérature »
Alors j'écris ces petites chroniques pour, en quelque sorte, me maintenir à flot, pour garder la tête hors de l'eau. Et toujours le prétexte me vient tout seul de n'importe quel petit fait anodin qui déclenche en moi quelque émotion. Et alors que me déborde la lave des volcans enfouis dans les souterrains de ma mémoire. Et tout vient, tout advient comme d'une fulgurance.
Comme cette fois-là : je me souviens de cette fille – ô et comment l'oublier -. C'était lors d’un voyage à Genève, et ce jour-là je n'en pouvais plus avec ces personnages de la pièce de théâtre que je commençais à peine à écrire. C’est qu’ils n’obéissaient plus à rien, et inter-réagissaient sans aucune logique. Je n’arrêtais pas de me plaindre, je lui disais que j’en avais marre d’essayer de les organiser. Si bien qu’elle avait fini par me lancer : - Mais d'où ils sortent, ceux-là, tu étais pourtant avec moi tout ce temps ? Je me souviens de mon fou rire, et du sien. Et je me souviens que j'avais tout laissé en plan, et qu'on était allés se promener d'une belle promenade... et c'est encore tout tendre tout tendre, là dans ma tête...
Mais autant ces chroniques m'emportent au loin, autant le retour à la réalité n'est pas moins impressionnant. Il n'est pas rare que des lectrices et des lecteurs s'identifient de façon stupéfiante à mes personnages et à leurs petites aventures, lesquelles, soit dit en passant, ressemblent trait pour trait à toutes nos petites aventures à nous tous.
Souvent c'est émouvant, car comme le contexte est toujours le même, ils et elles trouvent toujours des éléments de fait, comme disent les juristes, qui prouvent que ça parle d'eux ou d'elles. Et même quand il y a des précisions dans la chronique qui devraient les en exclure, ils n'en démordent pas pour autant, car à leurs yeux, ces précisions n'ont pas d'existence réelle, et que l'auteur ne les a utilisé que pour brouiller les pistes ; des pistes qu'ils croient connaître par cœur puisqu'elles mèneraient, à leurs dires, tout droit vers leur petite vie.
Comme dans cette étrange histoire qui m'était arrivée il y a plusieurs mois. J'avais été bouleversé par le sort d'une fille que j'avais connue au bar le Carpe-Diem, mais du temps où c'était ce CherAli qui officiait à notre petit bonheur douillet. Je ne l'avais plus revue depuis au moins dix ans, et puis un jour elle avait débarqué au bar le Marulaz : on aurait dit une clocharde.
Dans une longue chronique à propos d'elle, j'étais resté au plus près des faits, de ce qui s'était réellement passé. Il n'y avait pas de risque pour elle : personne au Marulaz ne la connaissait, et je ne l'y ai plus revue par la suite. Toutefois, comme je donnais trop de détails (comme par exemple ce soir-là où elle était venue chez moi, etc.), j'avais pris soin de renforcer son anonymat en l'affublant d'un autre prénom : Nathalie.
Mais voilà, c'était sans compter avec l'une - et non des moindres - de la vingtaine des Nathalie qui figurent comme elle sur la liste de mes amis facebook (et dont quatre au moins me sont proches). Celle-là n'habite pas à Besançon, et je ne l'ai jamais vue de ma vie. Malgré tout, elle s'était aveuglément identifiée au personnage, et avait très mal pris ce que j'en disais. Sa réaction avait été de toute violence...
Ou comme cette autre fois, à propos d'une autre chronique, où un homme , que je ne connais ni d'Eve ni d'Adam, s'était reconnu dans je ne sais quel concurrent pour je ne sais quelle princesse convoitée. Je ne m'en étais sorti indemne que grâce à cette autre fille, qui s'était, elle, reconnue dans le personnage féminin qui occupait, comme souvent, le centre de ma chronique. Elle avait vertement exclu sans la moindre hésitation ce type quelque peu agressif. Et non sans fermeté, elle a écrit en commentaire sur ma page : - Non mais pour qui il se prend ce type ? Et ça se sentait à travers ses propos à quel point elle se prenait - s'éprenait? - de pitié pour le personnage de ma chronique - ce malheureux prétendant éconduit - . Je l'entends lui dire : Ne t'inquiète pas, je reviendrai à toi !
MK, Besançon, le 10 août 2020
Mustapha Kharmoudi, Besançon, août 2020
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