Les chroniques de Besançon
Elle et son abysse
Elle m'envoie ça, à point d'heure, je veux dire à point d'heure (très tardive) de la nuit.
Je lis, mais dans mon état de décomposition avancée je ne peux lire qu'avec émotion :
Te chercher partout
Dans le phrasé
Indistinct
D'un mélange
D'êtres perdus
Dans le clapotis
Des paroles ambiantes
D'un soir
Abandonné
Dans une succession
D'odeurs subtiles
Inavouées
Au fond de l'œil
D'un nouvel
Inconnu
Au creux de la pince
Enlassante
Du hasard
Dans l'abysse
D'une étreinte
Éteinte
Te chercher
Partout
Je demande à mes pensées de me dire ce que peut être un abysse d'une étreinte éteinte. Et alors mes pensées, déjà alanguies par une trop longue journée commencée à l'aube, en profitent pour sonner la pause et s'en aller gaiement se dégourdir les jambes vers le lieu que la poétesse évoque. Mais à peine au bord du gouffre, elles prennent peur et reculent vivement. Mes pensées me préviennent de leurs voix paniquées : Reste où tu es, ne t'occupe pas d'elle, on a assez à endurer comme ça !
Puis sans doute ses pensées à elle ont-elles entendu les hésitations de mes pensées, ou seulement a-t-elle trouvé que le temps qui passe me fait manquer à son appel, alors elle laisse échapper un nouveau message. Mes pensées m'intiment l'ordre de ne pas l'ouvrir : On a encore du boulot ce soir, disent-elles. Mais je n'en fais qu'à ma tête, je lis : "Parfois je me dis que je dois te casser le moral avec mes envois" Puis un autre message: "Et que tu n'as pas l'air d'en avoir besoin".
Comment a-t-elle vu que je n'allais déjà pas bien? J'en souris et je me moque en réponse : "T'as tout à coup un problème de conscience?" Elle répond du tac au tac, comme s'il pouvait lui arriver d'être vive : "C'est pas parce que je ne l'ai pas exprimé avant que je ne l'avais pas"
Puis elle me lance à la figure d'autres arguments qui n'en sont pas. Je la coupe : "Heureusement que tu écris de poèmes sensibles et forts, sinon il y a longtemps que je ne te causerai plus".
Je range mes affaires et je laisse mes pensées s'égarer à leur guise, et Vivaldi leur fait croire qu'elles ne sont que des gosses qui gambadent dans un champ fleuri de coquelicots.
Puis peu à peu je me remets à penser à cette poétesse que je ne vois jamais. Elle représente dans mon imaginaire le parfait modèle du poète. Non pas parce qu'elle écrit les meilleurs poèmes, non elle est juste à son propre niveau : une femme perdue dans l'art de perdre, et qui s'agrippe à ses mots pour ne pas sombrer définitivement. Et ses mots manifestement la connaissent si bien, ils savent l'aider, et c'est bien.

Agrandissement : Illustration 1

Dans la vie des hommes, il y a les poètes et les autres. Et leurs rapports sont régis par une même loi de la nature: les poètes ont toujours vocation à perdre, et les autres à gagner.
Et parmi les autres, il y a celles et ceux qui ont besoin de protéger l'égarement des poètes comme les murs protègent un jardin. Et c'est bien.
Mais il y a aussi celles et ceux qui, dans leur élan de prédation, ont besoin de piétiner et humilier ces semeurs de mots à âmes nues. Et c'est bien aussi.
Oui c'est bien aussi, car c'est seulement dans l'humiliation qu'ils subissent que les poètes discernent avec clarté combien ils ont la chance de ne pas être comme elles et eux.
Mustapha Kharmoudi, Besançon le 25 novembre 2020