Les chroniques de Besançon
Ana lit J'attendais Anna
Quand j'avais achevé la première relecture de J'attendais Anna, je me sentais sur la bonne voie et déjà j'allais mieux, un peu mieux. Un tout petit mieux mais c'était suffisant pour reprendre un semblant de vie sociale. Les balades à vélo vers Avanne et la Double écluse ou vers la Malate et Chalèze.
Mais aussi mon repère de toujours, mon étoile du berger : le bar le Marulaz. Une heure par jour à lire dans mon coin en dégustant un bon verre de vin que Polo et Patrice choisissaient tendrement pour moi...
A l'époque je m'étais aventuré à faire quelque chose qui me rebutait : publier quelques courts extraits avant la sortie du roman. D'habitude je trouve ça de mauvais goût, du genre voici la première page que je viens d'écrire du roman que peut-être je finirais un jour et ne faites pas gaffe aux fautes. Pff...
Cette fois-ci, avec J'attendais Anna, c'était différent. Je savais que je venais de raconter une belle histoire au petit garçon, et d'ailleurs c'était comme ça que je me consolais quand je n'en pouvais plus d'être dans la peau de l'amoureux d'Anna. Mais quelque chose me tétanisait : le narrateur, l'amoureux d'Anna, ne cesse de passer du rêve à la réalité et inversement. Si bien que moi-même je m'y serais souvent perdu si ce n'était une astuce technique de l'art de l'écriture, qu'on ne retrouve évidemment plus dans le roman.
Et puis un jour il y a eu Ana. On ne se connaissait pas, mais elle m'a abordé avec son sourire et sa belle robe d'été à te mettre à genou devant elle. Je l'aurais assurément fait s'il n'y avait pas l'autre, là, le mec à toujours me court-circuiter avec son débit à cent à l'heure... Bref, malgré ce Louis de Funès qui baragouinait dans une langue franco-musico-contemporaine, j'ai réussi à entendre ce qu'Ana m'a dit : Alors elle est toujours pas revenue ? J'ai cru qu'elle parlait d'une fille en vrai et j'ai répondu naturellement : Ah non, elle ça risque pas ! Elle a ri, en fait elle n'a pas ri, c'est l'univers entier qui a ri. Et ça m'a fait un bien fou de voir enfin quelqu'un rire d'un vrai rire. D'un rire comblé, et elle avait l'air comblée... Je l'aurais remerciée par un chaud baise-main si ce n'était ce gars, là, que je ne cesserai plus de retrouver dans les pattes à chaque fois que je la reverrai.... un vrai chaperon, pff...
J'ai alors compris et j'ai répondu : J'attends toujours ! Et elle m'a dit: J'adore ce que tu as publié ! C'était probablement la première personne étrangère à ma vie qui me donnait un avis sur ce roman. On ne peut pas imaginer le bien fou que l'on ressent en ces instants-là. Qu'on ne s'y trompe pas : je me fiche qu'on aime ou n'aime pas mes écrits, mais il y a un plaisir secret qui nous ronge silencieusement et que l'on peut résumer en cette phrase de Goethe : « Si tu veux parler à l'humanité entière, parle lui de ton village ». Autrement dit, plus tu parles de choses que tu connais intimement, plus tu as des chances de toucher à ce qui est invariant en l'homme....
Et alors elle m'a dit : Je m'appelle Anna ! J'ai failli tomber à la renverse si ce n'était le parasite qui s'est soudain avéré très utile. Elle ne le savait pas, mais l'amoureux d'Anna a vécu très exactement la même scène. Au même endroit. Sur cette même terrasse du Marulaz.
Elle riait, elle riait toutes les étoiles du ciel à la fois, et elle a précisé, d'une chaude voix de séduction à t'assassiner sur-le-champ : Mais moi tu peux pas me confondre avec elle! Et immédiatement je suis mort, et le gars qui débite trois paragraphes-en-un est mort lui aussi. Elle a ajouté en coup de grâce : Moi ça s'écrit avec un seul N : Ana ! J'ai bafouillé le mot Ana, mais je l'ai dit exactement comme Anna. Misère ! Je me suis tourné vers l'autre, histoire d'avoir un peu de secours, mais il ne regardait qu'Ana. Je me suis dit qu'il avait de la chance, lui, de ne jamais être confronté à ce genre de problèmes existentiels. Lui, pendant que moi j’articulais péniblement les petites lettres qui composent Ana et Anna, lui il a déjà dit dix fois de suite et en une seule et unique syllabe : Ana-je-t'aime-à-la-folie.

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Bref, depuis ce jour-là, à chaque fois que je retournais au Marulaz, il y avait le bel été parce que la belle Ana était là, entourée d'une nuée d'abeilles-mâles qui bourdonnaient de désir pour la reine Ana. Et je vous prie de croire que j'allais m'en faire des ennemis héréditaires. A côté d'eux qui me foudroyaient du regard et qui m'auraient foudroyé d'autres armes en cas de guerre ou de guerre civile, à côté de leur jalousie haineuse, le gars qui est payé pour réciter en accéléré Madame Bovary juste pour m'empêcher de dire à Ana combien je la trouvais belle et tout et tout, lui je pouvais sans regrets le classer dans ma liste d'amis...
Il faut dire que je leur menais la vie dure. Très dure. A peine j'arrivais au Marulaz, si Ana était là et que je ne pouvais m'en approcher à cause des gardes-frontières, je criais de toute ma voix afin que tous les passants, les badauds et tout le tendre peuple du Marulaz m'entendent : Je t'aime Ana ! Et Ana s'épanouissait de tout son apparat fellinien : elle se redressait de tout son corps qui est bien plus qu'un corps de belle femme.
La première fois c'était, oh, comment dire, une féerie. Ce jour-là, à mon appel désespéré, Ana en a été fortement surprise. Et alors elle s'est laissée déborder par tout ce qui la fait si belle si séductrice. Peut-être venait-elle de lire le dernier court extrait que je venais juste de publier, car elle a lancé dans une exubérance excessive : Moi aussi ! Et alors tous les châteaux de ses prétendants sont immédiatement tombés en ruine. Comme sous l'effet d'un violent tremblement de terre. Plaf !
Mais stupidement, au lieu de profiter de l'aubaine et de m'approcher comme j'en rêvais, moi je me suis laisser rouler dans la farine par ma tête. Il faut dire que ça faisait des mois et des mois qu'elle n'était plus ma tête à moi tout seul. Et donc là, elle s'est prise soudain pour l'amoureux d'Anna, et la voilà qui se mettait à danser et à danser avec Anna dans ma tête. A me donner un fichu tournis.
Je me suis vite assis pour camoufler ma débâcle, et je me suis plaint à ma tête : Oh Anna, qu'as-tu fait de ton amoureux ?
Et puis un jour, j'avais enfin fini la correction, et j'étais soulagé et content du résultat. Il me fallait laisser décanter tout ça avant d'y revenir après quelques mois de sevrage
Et ce jour-là je suis retourné au Marulaz tout joyeux.
Et j'y ai retrouvé Ana.
Et alors que j'en étais au dixième ou au quinzième ennemi, j'ai lancé de toute ma voix : Ana je ne t'aime plus ! Et Ana a enchanté le petit peuple du Marulaz d'un rire éclatant à faire la noce.
Et soudain je suis redevenu l'ami de mes ennemis. Et soudain, soulagée, ma tête s'est hâtée de les ranger dans la malle de l'anonymat.
Mais Ana est restée Ana. Ana c'est Ana-et-le-monde-est-joli, évidemment...
Si ce n'était malheureusement ce mec-à-la-mitraillette-de-mots qui ne cesse de s'incruster... de sans cesse passer et repasser... à me gâcher le bonheur de m'asseoir seul face à Ana, de contempler Ana en diva sur son canapé, Ana qui sirote sa flûte de Crémant du Jura, tout comme Anna, tout en me lisant J'attendais Anna...
Mustapha Kharmoudi, Besançon le 26 novembre 2020
Avec la fougueuse Ana Cristina Ventura
Avec le tendre et talentueux artiste Patrice Forsans
Et avec le bar Studio Marulaz
Et la magie du Marulaz, oui Madame
Et tous mes souvenirs au Marulaz