C'est ça aussi la France

C'est ça aussi la France

Je n’ai pas l’habitude de quitter la Boucle, la vieille ville de Besançon, mais là, c’est telle artiste qui m’a envoyé chez une jeune kiné qui te fait mal-mal-mal jusqu’à ce que tu n’aies plus mal du tout, dit-elle. 
Je m’arrête à l’arrêt indiqué dans Google-je-ne sais-quoi (il faut le faire quand on connaît Besançon depuis 1971, mais bon).
Bref, je m’arrête à l’arrêt Antonin Fanart (c’est en rentrant chez moi que je saurai que c’était un peintre né à Besançon en 1831, mais bon). 
Et je me rends compte que je suis en avance de 3/4 d’heure, (ça aussi il faut le faire par temps pluvieux et gris, mais bon).
Et je me dis que j’ai le temps de bouquiner un peu en me réchauffant d’un bon café. 
Mais c’est le néant : rien à vue d’œil, juste cette rue moche comme tout, qui monte qui monte sans fin.
Je m’approche d’une petite maisonnette toute mignonne, et j’ai la chance qu’une dame s’y affaire à nettoyer le jardin de ses feuilles mortes (tu vois je n’ai pas oublié, mais bon). 
Et ça se voit que je la dérange en l’interpellant, d’autant qu’il lui a fallu s’approcher tout près de moi pour entendre ma voix encore éteinte (et pourtant je suis debout depuis 5h du matin, mais bon)
De plus près, je bafouille que je suis trop en avance sur mon rendez-vous kiné et que je cherche un bistrot ou une boulangerie pour boire un café.
Elle hausse les épaules et me dit non non il n’y a rien tout près
Elle voit ma mine qui se défait, et vas-y qu’elle me lance à part ma cuisine
Et vas-y qu’il me faut faire le tour pour prendre les escaliers de l’autre côté
Et vas-y que c’est pas grave vous pouvez garder vos chaussures mais essuyez-les bien à cause du parquet
Et vas-y que regardez bien c’est une maison du 19è siècle c’est rare dans ce quartier
Et vas-y que moi aussi dans la Grande rue où j’habite c’est plus vieux encore et même que mes escaliers sont classés
Et vas-y que vous le sucrez ou non votre café
Et vas-y que tenez, j’ai aussi ce gâteau espagnol est-ce que vous savez ce que c’est
Et vas-y que oui je connais comme ça mais je sais pas le nom
Et vas-y que c’est de la Torta Imperial
Et vas-y que c’est un peu trop sec pour mes dents mais c’est trop bon
Et vas-y que vous sentez quelque chose dans ma cuisine
Et vas-y que oui oui ça sent trop bon mais je sais pas trop quoi
Et vas-y que fermez les yeux je vous mets la cocotte sous le nez
Et vas-y que ah merde je sais mais là je sais pas 
Et vas-y qu’elle dit triomphante mais c’est du fenouil
Et vas-y que oui exact, c’est ça c’est ça, j’adore le fenouil
Et vas-y que et vous, vous avez été dans quel lycée dans les années 70
Et vas-y que tout ça et tout ça
Et vas-y que je lui demande de la prendre en photo
Et vas-y qu’elle refuse fermement ah non c’est pas mon genre
Et vas-y que j’insiste
Et vas-y que bon d’accord mais au fait c’est pour en faire quoi
Et vas-y que c’est pour dénoncer publiquement comment vous m’avez kidnappé chez vous
Et vas-y qu’on en rigole
Et vas-y que ah là c’est non
Et vas-y qu’encore j’insiste
Et vas-y que bon puisque vous insistez
Et vas-y que je m'appelle Joëlle  
Et vas-y que je vous rendrai visite quand je descendrai en ville
Et vas-y que c'est l'heure attention à ne pas rater votre rendez-vous
Et vas-y que je vous fais passer par le jardin
Et vas-y que oh là là qu’est-ce qu’il est beau le beau figuier de votre beau jardin

Mustapha Kharmoudi

Besançon le 28 Novembre 2023
Photo by MK : Joëlle (rue Fontaine-Ecu, Besançon)