Les chroniques de Besançon
Les peines des autres
Elle avale le fond de son verre et s’immobilise, comme pour une pose dans ces films où, perdu dans le désert, le personnage attend avec le plus grand des espoirs l'ultime goutte qui tomberait de la gourde vide. Elle s'étonne de me voir m'étonner, elle soupire longuement, et pour détourner mon attention elle lâche d'une voix râleuse et en murmure : - Il m'a fait très mal ! J'entends mais je fais semblant de ne pas entendre, je ne dis rien. Elle se redresse avec difficulté à cause de son état d'ébriété, mais aussi à cause de la molle vieillesse du canapé. Elle s’efforce de redonner à son corps une posture plus digne, on la dirait une enfant bien élevée devant des invités. Elle s'étire pour se forcer à inspirer, à cause de l'apnée due aux spasmes de chagrin. Elle porte son bras droit vers l'omoplate gauche, et essaie de se gratter tout en faisant des grimaces de douleur. Ça ne donne rien, elle change de main. Elle replie son bras gauche derrière son dos. Elle avait été danseuse dans sa jeunesse, elle ne l'est plus depuis longtemps mais il reste un reste de grâce dans ses mouvements.
Elle dit à nouveau : - Putain qu'est-ce qu'il m'a fait mal ! Et alors je m'inquiète et fixe de plus près son épaule gauche : - Il t'a fait mal où ? Elle me regarde avec dépit, presque avec dégoût, du genre est-ce que tu suis ou pas. Je hoche la tête en excuse, elle hoche la tête par mimétisme et confesse, comme à elle- même : - Si je savais où est le mal qu'il m'a fait, j'irais le chercher à l'autre bout du monde, et je le brûlerai, ce putain de mal ! C'est très peinant mais c'est joliment dit, si bien que ça m'arrache un sourire, un vrai. Je souris parce que ma tête vient d'écarter la violence physique de son histoire, violence qui reste bien à part dans mes appréhensions, quand bien même les douleurs de l'absence de l'autre peuvent nous être cruelles...
je souris et ça l'irrite. Un peu.
Elle pousse son verre vers moi. Je regarde le verre vide et la bouteille sur le tabouret à côté de moi. Je l'y ai mise à l’écart tout à l'heure parce qu'elle se servait trop rapidement. La bouteille est presque vide, je me dis qu'il vaudrait mieux que je ne la serve plus, qu'elle a déjà trop bu.
Je tarde à réagir, la main empoignant la bouteille, mais toujours immobile comme par quelque incapacité à s'en saisir. C'est à cause de toutes ces pensées qui chiffonnent mon esprit et me troublent, alors qu'elle, qui est déjà engluée jusqu'au cou dans le désarroi, elle n'a que faire du mien. Son regard insiste, menaçant, puis suppliant, tel un chien malheureux.
Je finis par céder, je me dis qu'au pire elle s'effondrerait sur place. Mais je ne lui verse qu'un fond de verre, et au compte-goutte. Elle suit mes gestes d'un froncement de sourcils, comme si je lui avais dérobé son dû.
Puis soudain son visage s'éclaire, et elle pousse mon verre vide vers moi, et dit : - Oui sers-toi, tu n'as presque rien bu, toi ! Je souris et lui dis d'une voix assurée : - Un verre ! Elle s’étonne : - Quoi, tu n'en as bu qu'un ? Je confirme : - Oui, il me suffit d'un verre ! Elle rit, elle rit de ma préciosité qui n'en est pas, elle répète en faisant un geste de va-et-vient avec sa tête et le haut de son corps : - Il... me... suffit ! C’est vrai que les gens dont le français n'est pas la langue maternelle gardent toujours des expressions précieuses apprises par cœur durant leur scolarité.
Je ris et recentre la discussion : - Je bois un verre c'est tout ! Et alors elle le prend en pleine figure. Une insulte. Elle a le verre à la main déjà vidée,
certes de son peu mais c'était le dernier. Il lui pèse ce verre, elle voudrait le cacher, ou du moins qu'il soit posé sur la table, à l’autre bout, de manière à ne pas faire objet central de litige, de vexation.
Je ne dis rien, je la laisse avec sa vie, sa déchéance. Je suis là pour l'aider, pour l'aider un soir ou deux, pas pour changer sa vie, ni la porter avec elle. Elle sait qu'elle n'a rien à attendre de moi, entre nous c'était il y a trop longtemps, si loin dans un passé révolu. J'enfonce le clou : Un verre, ça me suffit pour être bien, tout au plus deux !
Alors elle se recentre sur elle-même, le visage sombre à cause de sa vie, et elle cède d'une voix quémandeuse : - Oh je donnerais tout l'or du monde pour t'acheter ça ! Je ne comprends pas, ça m’intrigue : - M'acheter quoi ? Elle concède d’une voix suppliante : - Ben, ce que tu dis là, « un verre ça me suffit ! » Je m’amuse : - Je te l'offre en don ! Et je ris. On rit tous les deux, enfin une petite fenêtre de détente, un coin de ciel bleu dans cette lugubre soirée.
Puis voilà, je bafouille stupidement : - Oui mais pas ce soir ! Elle ne comprend pas, elle fait un grand quoi d'un grand rond de ses deux yeux. Je n’ai pas envie d’en dire plus, mais je me sens obligé de préciser sur un ton de blague : - Ce soir c'est trop tard avec tout ce que tu as déjà ingurgité ! Et j'éclate de rire. Mais pas elle. Pour elle, c'est le choc, le retour à la réalité. Je m’en veux.
Elle pose le verre vide, le repousse de l'index et du majeur comme pour dire ce n'est pas le mien. Plus.
Je finis par sonner l'heure de dormir, je dis que j'ai un gros truc à finir demain. Elle dit : - Mais je ne te dérangerai pas ! ? Je ne comprends pas si c'est une question ou une affirmation. Je la rassure : - Non, je sors le matin vers sept heures, tu n’auras qu’à prendre tout ton temps chez moi, avant de venir me rejoindre en fin de matinée, on fera une petite balade et on mangera ensemble sur une terrasse, tu verras, il n’y a rien de mieux que Besançon pour te retaper ! Elle me coupe d'une voix apeurée : - Ah non, je ne veux pas qu'on me voie dans cet état ! Je cède : - OK, je comprends, tu n'auras alors qu'à rester ici jusqu’à mon retour, je ferai à manger...
Et soudain elle prend conscience de son état, comme si sa propre réplique venait juste de lui arriver. Elle soupire : - Oh, je n'en peux plus, je vais m'allonger un peu ici ! Je proteste mais avec toute l’attention nécessaire à son état : - Non, non, on dort mal sur le canapé, je t'ai préparé ton lit dans la chambre d'amis ! Elle s’étonne : - Tu l'as fait quand ? Je réponds avec un grand sourire : - Pendant que Madame prenait sa douche ! Elle en est touchée, elle résiste à peine : - Mais tu sais que je suis à l'hôtel, vers le quai ? Je tranche d'une voix assurée : - C'est mieux que tu dormes ici ce soir !
Elle fait semblant de résister : - Mais je n'ai rien, pas de brosse à dents, pas de... ! Je la coupe : - Il y a tout ce qu'il te faut ! Elle lâche d’une voix plaintive : - Je n'ai même pas de pyjama ! Je persévère : - Ça doit pouvoir se trouver, ça aussi ! Elle fait, joueuse : - Un pyjama de femme ? Je la nargue : - Oui, sûrement, et au moins un ! Elle lâche d’une voix envieuse : - Ah toi, tu as la chance de ne jamais être seul ! Je l’aide à se lever, elle pose sa main sur mon épaule et confie d’une voix honteuse : - Tu sais, je fais beaucoup d'insomnie ! Je la materne : -Tu n'auras qu'à regarder un film sur grand écran, tu veux que je te montre comment ? Elle dit que c'est trop compliqué, je lui propose de tout lui préparer, elle n'aura qu'à appuyer sur la touche marche. Mais quel film ? Elle ne sait pas, elle abdique : - Tu n'as qu'à m'en choisir un que tu aimes beaucoup ! Je tranche : - Ok, le Tigre et la Neige ! Elle me dévisage : - C’est quoi encore ça ? Je fais d’une voix romantique : - Une très belle histoire d'amour ! Elle tire une gueule des plus sceptiques : - Quel genre, un truc glauque comme « J'attendais Anna » ? Je renâcle : - Non, là, l’amoureux va chercher son aimée à l'autre bout du monde ! Elle marmonne sceptique : - Tu parles !
Elle s’attarde dans la salle de bains pendant que je lui prépare le film et range la vaisselle du repas. Elle m'appelle et je vois qu'elle est incapable de changer. Je l'aide à mettre le pyjama et elle s'appuie sur moi jusqu'à la chambre. Pas de film donc. Je l'aide à se coucher. Elle dit qu'elle est frileuse, je lui rajoute une couverture. Ok, c'est bon, je peux aller dormir ? Elle cède dans un long soupir : Oui merci pour cette belle soirée. Et aussitôt elle se ravise : - Enfin... je veux dire... belle pour moi... parce que pour toi... Je la coupe : - Ça m'a vraiment fait plaisir de te retrouver après tant d'années ! Elle me croit, elle sourit. J'éteins la lumière et ça la fait sursauter : - Non non, je ne peux pas dormir dans le noir ! Je rallume et tire lentement la porte : - Bonne nuit ! De derrière la porte je l'entends gémir, et ça me peine au plus profond de moi.
Je me hâte de m’éloigner et rejoindre mon lit. Je m'efforce de lire quelques pages pour me vider la tête de cette tragédie à visage humain si j’ose dire. Et il n'y a rien de mieux que Patrick Modiano pour me perdre avec des personnages qui ont tout oublié de leur passé, et à qui leur passé revient sans cesse leur rendre visite, en étranger, comme une hantise.
Mais rien n'y fait, elle et ses peines continuent de tout ravager en moi. On la dirait justement un personnage de Modiano vivant et bien vivant. Elle aussi, elle est de retour dans son passé. Mais s’en souvient-elle ? Repense-t-elle en cet instant, comme je le fais, qu’elle avait eu un franc succès en danse, et qu’elle avait eu de jolies touches en casting à Paris ? S’en veut-elle encore d’avoir tout gâché d’elle-même, en fuyant devant le succès ?
J'éteins et je supplie le sommeil de vite venir me tirer de là, non sans cette appréhension que ce drame va certainement me poursuivre jusque dans mes rêves. En cauchemar. Mais peu importe, pourvu que je dorme enfin, après tout un rêve n'est qu'un rêve.
Puis soudain, elle frappe à la porte de ma chambre et ouvre avant que je n'aie eu le temps de réagir. Je vois vaguement se dessiner son corps à travers la lumière tamisée du petit couloir. Elle dit : - Excuse-moi mais parfois je crie dans la nuit ! Je tente de la rassurer : - Laisse les portes ouvertes, je viendrai si tu m'appelles ! Alors elle prend peur : - C’est quoi cette voix que tu as ? Et elle se dirige vers mon côté du lit.
Je rallume, je suis en larmes. Elle est sous le choc, elle lâche en posant sa main sur la mienne : - Toi aussi tu es à ce point en chagrin ? Je fais non de la tête, et ça lui fait faire une drôle de mimique de la bouche, genre oh vous les mecs… Je précise : - Mes peines à moi, je sais les gérer ! Elle s’étonne : Quoi, tu dis quoi ? Je confirme : - Mes peines, je m'en console en écrivant, mais les peines des autres...
Elle n’est plus en mesure de saisir que c’est d’elle que je parle, elle fait d'une voix soulagée : - Ah ce sont tes personnages qui te mettent dans cet état alors ? Je dis oui de la tête, parce que ça ne se fait pas de lui dire que c’est à cause d’elle en cette heure tardive où elle n’a plus de force pour rien. Elle me donne un baiser sur la tête et se plaint : - Oh là là, qu'est-ce qu'ils doivent endurer, eux, pour te mettre toi aussi dans un tel état…
Et elle retourne se coucher…
Mustapha Kharmoudi