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Billet de blog 30 octobre 2019

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Chroniques marocaines : J'ai eu une belle vie, tu sais !

Elle me dit d'une voix au timbre complice que je suis la première personne à qui elle a confié son récit de vie. Et surtout que je suis la seule personne sur terre qui en sait autant sur elle. Puis soudain, d'un regard de séductrice, elle me chuchote : J'ai eu une belle vie, tu sais ! Elle a juste 35 ans.

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 Chroniques marocaines

Elle : J'ai eu une belle vie, tu sais !

Comme à l'accoutumée, je me lève très tôt et je pars travailler dans un bistrot de l'autre village, à 2km. Chemin faisant, je vois le soleil se lever, et je marche à coté des enfants qui vont à l'école, ou des quelques travailleurs matinaux (ici, ils sont comme mon djinn : réfractaires aux aurores).
Un peu avant 11h, mon djinn déboule au bistrot. Il est venu avec la voiture, je lui dis que c'est mieux que je marche, mais il insiste. Il m'explique qu'il y a une petite fête de l'association (que je parraine, par ailleurs), et que les enfants sont en train de faire la fête. Et que sûrement ça me plairait. 
A l'arrivée, la fête tirait déjà sur sa fin. Mais quelques filles et garçons me reconnaissent, ainsi que leur animatrice. Ils ont tous entre 7 et 12 ans. Et les voici à me rejouer leurs danses, et même un sketch. D'abord les garçons : ils s'éclatent à mort, autant en percussion qu'en chants et danses. Puis les filles : quelle merveille, elles se déhanchent à tout-va, en tapant sur leurs mains et en lançant en l'air des mélodies de leurs voix aiguës de touaregs. C'est très beau.
Tout le temps que la fête battait son plein, le djinn ne tenait pas sur place. Les percussions des garçons lui font un effet bizarre : ça l'oblige à ne pas rester assis. Je repense à l'histoire du cobra. Dès que les charmeurs de serpents se mettent à jouer de leurs tambourins et leurs flûtes, les vibrations du sol font affreusement mal au serpent. Et comme il ne peut fuir, il tente de s'extraire en se dressant, pour ne laisser de lui que le minimum de contact avec le sol. Mais toujours il souffre. Le djinn aussi.
Et comme je suis très ému, des garçons en profitent pour me faire danser avec eux. Puis viennent les filles aussi. Je suis le seul adulte à danser dans leur mêlée. En vérité, c'est un peu plus compliqué. Certes, quand bien même je parais loufoque, les adultes – qui affichent sur leurs visages et sur leurs corps une arrogante mais insupportable perte de leur enfance, depuis déjà et ô combien –, les adultes ne peuvent que me classer comme l'un des leurs. Mais je ne suis certainement pas adulte aux yeux de ces mômes. D'ailleurs quand ils me croisent dans la rue, parfois ils m'interpellent pour jouer à leur jeu à même le sol.

Par la suite, on rejoint l'auberge pour manger. D'habitude je mange à part, car je n'aime pas avoir à ne discuter qu'avec des Français quand je suis à l'étranger. Il faut dire que, handicap de langue aidant – et le handicap les aide pendant très longtemps - les Français préfèrent de beaucoup discuter avec d'autres Français. A se demander en quoi est-ce utile de faire des milliers de kilomètres, jusqu'au fin fond du désert, juste pour encore s'échanger des banalités entre soi.
Or là, il y avait l'animatrice locale de l'association, une jeune femme du pays, d'ici. C'est elle qui a appris à ces quelques dizaines de garçons et filles, non seulement à faire correctement leurs devoirs scolaires, mais aussi à s'exercer à des activités artistiques (dessin, musique, danse, etc). Et dans une parfaite mixité, il faut imaginer son cran, elle qui est du cru, quand on connaît les mentalités locales. Raison de plus pour ne rater en aucun cas une possible discussion avec elle. Elle est aussi vive qu'intelligente, et surtout elle n'a pas sa langue dans sa poche. Du pain béni pour moi. Va donc pour une participation exceptionnelle à ce repas collectif. 
Je m'assois à côté d'elle. Et très vite nous embarquons, elle et moi - juste elle et moi à l'exclusion des autres - dans un labyrinthe interminable de questions réponses. Et en arabe, bien sûr, ce qui exclut de facto la gente francophone habituée à être au centre des discussions. Pire, elle et moi nous nous parlions comme si nous n'étions que tous les deux à table. Et dans une incroyable complicité. Nous rions à gorge déployée, et à chaque fois qu'elle me dit quelque chose de choquant, je clame mon étonnement d'un tonitruant éclat de rire.
On ne parle que de sa vie, elle me raconte sa vie. Elle me raconte tout de sa vie. Et dans un élan et avec un plaisir inqualifiables. Je la pourchasse de questions de plus en plus indiscrètes, touchant à son intimité la plus intime. Et elle répond avec la plus franche des sincérités, mais surtout avec un toupet à couper le souffle.
De temps en temps, les autres tentent de me parler, de me ramener au collectif. Mais je ne réponds pas, je reste concentré, car je sais que j'ai une belle histoire humaine à entendre, une belle histoire à écouter. Et peut-être une belle histoire à raconter. Elle aussi, elle sait tout ça, et elle ne lâche pas prise.
Parfois je suis tellement épaté ou ému que je me sens dans l'obligation de partager mon étonnement avec les autres. Je leur traduis alors telle ou telle réflexion de mon interlocutrice. Et peu à peu ils prennent conscience de la profondeur de nos échanges.
Malgré ça, ou peut-être à cause ça, ça finit par déraper. Comme vexées de la grande proximité dans laquelle nous baignons elle et moi, d'abord une femme, ensuite une autre, se relaient pour tenter de mettre fin à cet impressionnant aparté. Il faut dire qu'elles sont censées la connaître mieux que moi, et depuis déjà, n'est-ce pas. Et comme elles ont quelque autorité sur elle, peut-être se sont-elles senties obligées de le lui rappeler. En tout cas, découvrir par ma bouche des bouts inédits de la vie de cette jeune femme, des bouts de vie aussi forts qu'indiscrets, sans doute ça a dû les irriter. Et peut-être même plus que de raison. 
Je sais tout cela des humains. Je connais la - pauvre - nature humaine par bien de ses - pauvres - facettes. Et en principe je ne devrais jamais être surpris face à de telles stupidités. Au contraire, je suis censé savoir les prédire, les voir venir. Et les laisser passer.
Mais voilà, quand je suis pris dans une histoire si impressionnante et non des moindres comme celle-ci, le petit garçon en moi prend le dessus, et moi je m'oublie. J'oublie mon intelligence, j'oublie que mes semblables sont ainsi, à souvent se laisser déborder par la petitesse et la mesquinerie.
Du coup je réagis mal, et ça se fâche de part et d'autre. Ma tactique est simple et toujours la même : il faut être cassant avec ce genre de personnes, sinon elle abusent. Souvent ça suffit à les tenir à distance pour rester dans l'ambiance de l'échange. Souvent certes, mais pas toujours.  
Comme cette fois-ci, où la résistance s'est  faite solide, comme si l'enjeu pour elles était capital. Alors je trébuche, et je perds l'élan. Et comme prenant soudain conscience de leur autorité sur elle, la jeune femme aussi perd confiance en elle. Et se tait.
En moi-même j'enrage à l'idée que la bêtise a encore triomphé. Et en même temps je ne comprends pas pourquoi j'enrage, n'est-ce pas moi-même qui déclame partout et depuis toujours que la bêtise est plus forte que l'intelligence, que la bêtise gagne toujours, du moins à court terme.
La jeune femme me voit dépité, découragé. Elle sait que nous n'avons pas fini la discussion, il y a encore quelque chose de plus impressionnant dont elle reculait le moment de me le dire en pouffant de rire. Elle me jette un regard complice, presqu'un clin d’œil. Qu'elle confirme d'un sourire étrange, un sourire quasi-maternel. Sans doute jaugeait-elle la situation : continuer avec moi quitte à offusquer ces bonnes gens, ou se taire à jamais car elle sait que nous n'aurons plus l'occasion de nous revoir.
Finalement elle se drape dans le silence. Longtemps. De mon côté je me perds dans ma tête, à ne savoir que faire face à ce stupide conflit.
Un peu plus tard, juste avant de nous quitter, elle fait un effort sur elle pour me consoler. Elle me dit d'une voix au timbre complice que je suis la première personne à qui elle a confié son récit de vie. Et surtout que je suis la seule personne sur terre qui en sait autant sur elle. Je suis ému, et mes larmes le lui disent.
Puis soudain, d'un regard de séductrice, elle me chuchote : 
   - J'ai eu une belle vie, tu sais !
Elle a juste 35 ans.

(Mustapha Kharmoudi, Taragalte, octobre  2019)

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