La vie des hommes sur terre
Pour l’heure, restons concentrés sur l’essentiel. Et l’essentiel c’est donc que, depuis ce temps-là, Dieu nous envoie régulièrement sur terre, Gabriel et moi, pour surveiller que ce qu’Il nomme « son image incarnée » ne dévie trop de son plan original. Avec la consigne stricte de n’omettre aucun détail, fut-il des plus futiles. Ce qui nous poussait parfois à nous déguiser, dans le seul but de mieux saisir le fond, et l’arrière-fond, de tel sentiment ou tel acte de l’homme, qui nous aurait paru ambigu.
D’où ces fameux échanges partiels, et partiaux, qui t’ont été rapportés par les hommes. Soi-disant que certains hommes les tenaient directement de Dieu, alors que tout n’était qu’à notre seule initiative, à Gabriel et à moi...
Mais passons, sinon je vais m’enliser à te raconter que Gabriel et moi nous pouvions passer aux yeux des hommes pour qui nous voulions. L’un pour l’autre, ou même l’un ou l’autre pour Dieu lui-même. Et crois-moi, même les plus avertis des hommes n’y pouvaient voir que du feu. Et c’est le cas de le dire.
Mais passons donc, et revenons à notre mission, à Gabriel et moi. Il nous fallait tout rapporter à Dieu, de la vie des hommes. Et même si l’un et l’autre, nous voyions la réalité à partir de deux angles différents, voire opposés, c’était justement grâce à nos divergences que Dieu pouvait s’en faire une représentation plus complète.
Et alors depuis ce temps-là, le rituel est toujours le même. Au retour de chaque mission sur terre, Dieu nous reçoit immédiatement en audience.
Gabriel, lui, est toujours tout feu tout flamme. Il s’émerveille à la vue d’un quelconque homme qui s’isole de la société pour méditer, au moindre baiser entre amoureux, à la vue d’une mère qui fait dormir son bébé par une douce berceuse. Ou encore ces interminables soirées de fête, où les hommes s’aiment, chantent, et dansent en louant Dieu jusqu’aux aurores.
Souvent Dieu boit ses paroles, et cela se voit qu’Il est rassuré sur ce que fait l’homme, son image donc.
Il faut dire aussi que c’est toujours Gabriel qui parle en premier, et de surcroît il est bien meilleur orateur que moi. Et alors tout ce qui sort de sa bouche d’ange, c’est de la pure poésie, de l’adoration divine pure, angélique. C’est tellement beau que moi-même je me sens parfois une envie folle de le croire. Et je l’aurais cru de toute mon âme d’ange, si je ne savais que la réalité était toute autre, bien loin de ce qu’il décrivait. Bref, à le croire, sur terre tout est bien pour le meilleur du monde.
Et Dieu préfère toujours cette version.
Mais il avait beau me tenir pour un jaloux, un envieux et un rancunier, il n’empêche que mon regard lui était indispensable. Et à bien des égards, plus pertinent que celui de Gabriel.
En tout cas, à chaque audience Gabriel et moi nous nous contentons de relater les faits, rien que les faits. Et le plus souvent Dieu nous congédie aussitôt, préférant y réfléchir avec toute sa divine plénitude. Toutefois Il se prend parfois à davantage nous interroger, nous réclamer plus de détails. Et quelques fois même, Il nous demande notre avis personnel, sur tel ou tel fait, notamment si nos points de vue divergent par trop.
Et dans ce genre de situation, je ne peux malheureusement rien faire d’autre, que de faire voler en éclats les digressions sulfureuses de Gabriel. Lequel finit souvent par se trouver à bout d’argumentation, pour la simple raison que l’essentiel de la réalité des humains lui échappe.
Et il n’est pas rare que Dieu se prenne lui-même au jeu de la polémique, d’autant qu’il n’a rien à craindre, puisqu’au final Il lui revient toujours de trancher, quoi que nous puissions en penser, Gabriel et moi...
D’ordinaire cela se termine dans une ambiance bon enfant.
Mais parfois les conséquences peuvent aller loin, très loin, bien plus que moi-même je n’aurais pu l’imaginer, l’entrevoir...
(A suivre )
Mustapha Kharmoudi
Besançoàn le 31 décembre 2023
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