Les attaques israéliennes, qualifiées de génocide par des experts en la matière, font partie d'une lignée de massacres systématiques auxquels la communauté internationale semble incapable d’attribuer le nom qu’ils méritent. Mais il existe un autre génocide, celui des voix palestiniennes, qui s’ajoute à cette tragédie.
Là, loin des récits épurés ou des discours dilués des responsables d’organisations non gouvernementales (ONG), se cache une vérité d’une autre envergure : celle des Palestiniens, témoins quotidiennement de la violence et de la barbarie de l’occupation israélienne depuis plus de 76 ans, mais privés du droit le plus fondamental : celui d'être entendus dans leur douleur la plus profonde.
La question est devenue évidente et incontournable : pourquoi les voix palestiniennes sont-elles systématiquement réduites au silence au sein des grandes organisations humanitaires internationales ? Pourquoi, pour qu’une parole palestinienne soit écoutée, doit-elle effacer son identité, sa mémoire, sa douleur ? Pourquoi devons-nous étouffer nos blessures pour pouvoir être entendus par ceux qui prétendent nous soutenir ?
J’ai vécu cette réalité de l’intérieur, quand j’étais responsable de la communication et du plaidoyer dans une ONG internationale. Dès que les massacres ont commencé à Gaza en octobre 2023, une vérité intolérable et indéfendable s’est imposée à ceux qui, dans l’organisation, préféraient le silence à l’engagement.
La violence que je vivais, avec la perte de contact avec mon cousin à Gaza, n’était rien de plus qu’un obstacle à leurs objectifs. On m’a imposé de mettre mes émotions de côté, de diluer ma colère, de transformer ma souffrance en mots apaisants, dans une rhétorique soigneusement calibrée pour séduire des donateurs. C’était simple : il fallait effacer toute forme de frustration et, surtout, tenir l'occupation israélienne à distance de toute conversation portant sur les causes essentielles du massacre. Sinon, la menace était claire : le licenciement. Et je l’ai payé au prix fort.
Que l’on se comprenne bien, la neutralité dont se parent ces ONG est non seulement une façade mais aussi un bâillon.
Voici ce que m’écrit une de mes collègues de l’époque : « Je comprends vraiment ce qui t'anime. J'ai des convictions sur beaucoup des conflits qui déchirent notre monde. Mais en ayant fait le choix de bosser pour une ONG humanitaire, je sais aussi que je dois me mettre en réserve. »
Et voilà que cet « acte de compréhension » me touche dans une dimension qui me dépasse. Ce n’est pas d’un conflit abstrait dont elle parle, d’un drame anonyme, mais de MON monde à moi. Cette personne n’a pas vécu le génocide de son peuple, ni l’exil et l’occupation à perpétuité. Elle n’a pas eu à fuir, à se réfugier sous les bombes. Absolument rien ne vaut l'expérience vécue au quotidien, ce fardeau d’injustice et d'inhumanité.
Au même moment où j'étais contrainte de taire mes émotions, une collègue ukrainienne avait droit à un traitement complètement différent. Elle voyait sa souffrance validée, racontée publiquement au sein et au nom de l’organisation. Son vécu, chaque jour, était écouté. Sa souffrance était perçue comme une cause partagée et reconnue.
Ses prises de parole, même les plus émotionnelles, étaient intégrées sans réserve au narratif de l’organisation, loin des restrictions que l’on m’imposait. Sa parole avait droit de cité alors que la mienne et celle des Palestiniens en général devaient rester confinée dans les couloirs d’une neutralité fallacieuse.
En réponse à mes publications sur la situation à Gaza, j’ai reçu cette lettre de l'organisation où je travaillais :
« Vos publications ont affecté négativement la capacité de vos collègues à effectuer leur travail et ont causé du tort à notre réputation, et compromis la neutralité de notre organisation. Ils constituent une violation directe et indiscutable de nos valeurs et de notre code de conduite interne. En tant que responsable de l'équipe de communication, cette violation est particulièrement flagrante et délétère, limitant votre capacité à continuer à représenter l'organisation en tant que voix publique. »
Le message était clair : il me fallait mettre ma voix en sourdine, effacer mes prises de position. L’organisation me reprochait de perturber sa neutralité. Mais, quand on y regarde de plus près, que représente cette neutralité, si ce n’est un alignement avec le statu quo, un silence assourdissant qui protège l’oppression israélienne, qui élude les violences quotidiennes infligées aux Palestiniens alors que, dans le même souffle, l’organisation soutient sans condition d’autres luttes populaires, sans gêne, sans retenue.
Etre neutre ne doit pas empêcher de désigner les responsables des souffrances des civils. Au lieu de cela, la majorité des grandes ONG choisissent de fermer les yeux sur l’origine du mal, de distiller un discours aseptisé, à base d’« humanité universelle », qui oublie souvent de préciser que cette humanité peut avoir des visages différents.
Le code de conduite de l’organisation où je travaillais stipulait : « En tant qu'organisation humanitaire, xxx s'engage à respecter les principes humanitaires d'humanité, d'impartialité, de neutralité et d'indépendance, qui sont essentiels à notre capacité à travailler efficacement dans les situations de crise les plus difficiles.»
Ces beaux principes sont présentés comme l'essence même de l’action humanitaire. Mais ils sont rarement appliqués de manière impartiale, tant il est admis, même au sein du milieu humanitaire, que les vies n’ont pas toutes la même valeur. En attendant que cette "neutralité" soit pleinement mise en œuvre, les vies palestiniennes continueront d’être ignorées, leurs voix étouffées par cette fausse impartialité.
Aujourd’hui, je n'ai plus de place dans ce cadre. Je sais que bien d'autres, parmi les Palestiniens et non Palestiniens engagés dans ces structures, ont également dû abandonner l’espoir de pouvoir parler, d’être entendus tels qu'ils sont.
Ce n’est pas dans les bureaux blancs et lisses des ONG internationales que se trouve la rédemption de notre peuple.
Elle se trouve dans la vérité que nous portons en nous. Celle qui n’a pas à se plier à la politique des autres, mais qui, au contraire, doit renouer avec l’histoire de la Palestine, telle qu'elle est vécue par ses fils et ses filles.
Les Palestiniens ont droit à la vérité. Pas celle qu’on leur donne, ou qu’on tolère sous certaines conditions, mais celle qu’ils vivent, au quotidien, dans leur chair et leurs mémoires.