Il fut un temps où C ce soir m’avait contactée. On m’avait proposée comme intervenante pour parler de Palestine. J’étais encore salariée à l’époque, dans une de ces structures où la neutralité est brandie comme valeur sacrée, mais où l’engagement palestinien est suspect.
Très vite, on m’a interdit toute visibilité publique. Trop politique, trop risqué, trop « Palestine ».
Je me suis tue, contrainte. Mais quand cette même institution m’a licenciée, sous pression directe de réseaux sionistes en France, je suis revenue vers l’équipe de l’émission. Cette fois, j’étais libre. Et prête. Ils n’ont jamais répondu.
Depuis, je les ai regardés faire. J’ai vu les débats sur Gaza, sur le « conflit », sur les morts par milliers. J’ai vu les visages invités à parler en notre nom. J’ai vu les Israéliens critiques, les personnes moralement tourmentées, les universitaires en quête de rédemption. Toujours les mêmes profils: modérés, digestes, empathiques. Jamais ceux qui parlent depuis la colonisation, toujours ceux qui parlent autour. Et surtout, et très souvent pas nous.
Il y a une mécanique bien huilée derrière cette mise en scène. À la voix palestinienne, quand elle est tolérée, on attribue la douleur, l’émotion, le récit du deuil. À la voix israélienne, on confie la complexité. Nous incarnons, eux analysent. Nous parlons depuis les ruines, ils parlent depuis les hauteurs. Et dans cette division du discours, c’est toujours la parole israélienne qui cadre le récit, même lorsqu’elle se prétend critique.
Ce dispositif n’a rien de neutre. Il relève d’un refus de la centralité palestinienne. Ce que beaucoup de médias français, C ce soir compris, peinent à accepter, c’est qu’il est non seulement possible mais nécessaire de parler de Palestine sans passer par Israël. Sans médiation. Sans contrechamp. Sans voix blanche pour rassurer l’auditoire.
Car oui, inviter un Israélien sympathique à la place d’un Palestinien, ou pour le « contrebalancer », ce n’est pas un acte d’équilibre. C’est une forme d’effacement poli. Cela permet à la chaîne de se dire courageuse tout en gardant un pied dans le camp du pouvoir. Cela donne l’illusion du débat, tout en gardant la réalité du déséquilibre. C’est, en somme, une extension de l’occupation sur le plan du récit.
Je ne suis pas une « invitée utile ».
Je ne suis pas là pour incarner la douleur, pour servir de contrepoint à une conscience israélienne qui se veut tourmentée.
Je suis une femme, une Palestinienne libre. Je ne partagerai pas un plateau où ma voix est conditionnée, instrumentalisée, scénarisée. Je ne viendrai pas « donner une autre perspective » dans un dispositif qui refuse, en amont, de reconnaître la mienne comme centrale.
Ce que ces émissions peinent à admettre, c’est que le problème n’est pas qu’on parle trop d’Israël. C’est qu’on parle de la Palestine à travers Israël. Toujours. Comme si notre humanité avait besoin d’être encadrée pour être recevable. Comme si notre parole devait toujours être contrebalancée, tempérée, contextualisée. On nous demande des phrases précautionneuses, pendant que la violence se déchaîne sans syntaxe.
Nous sommes nombreux, nombreuses. Palestiniens, Palestiniennes, dans l’exil ou sur la terre volée. Nous écrivons. Nous pensons. Nous filmons. Nous portons des récits complexes, puissants, lumineux. Mais il faut croire que cela n’intéresse pas les plateaux.
À C ce soir, on continue de tourner autour du sujet comme on contourne une plaie mal fermée. On invite ceux qui font mine de regarder la violence en face, à condition qu’ils puissent aussi en détourner les yeux. On refuse la voix nue, parce qu’elle dérange.
Mais le temps de la mise en scène est révolu.
Nous n’avons plus à attendre qu’on nous tende un micro pour exister.
Et s’il faut le dire autrement : nous ne sommes pas là pour jouer le rôle de la victime utile dans un théâtre médiatique où l’oppresseur, même repentant, tient toujours la vedette.
Alors voilà. En septembre, les débats reprendront. Les mêmes visages. Les mêmes précautions oratoires. La même inquiétude feutrée devant ce qu’on persiste à appeler « le conflit ». Mais d’ici là, entre deux baignades ou une balade en montagne, peut-être qu’une pensée s’invitera, une pensée simple mais longtemps évitée : pourquoi la Palestine n’apparaît-elle jamais que sous le prisme d’Israël ? Pourquoi les voix palestiniennes sont-elles tolérées, à condition de ne pas déborder du cadre ?
La Palestine n’est ni le miroir ni le contrepoint d’un autre récit. Elle est ce point fixe que l’on s’efforce de contourner, comme s’il ne pouvait être au centre.
Réfléchissez-y, si le paysage vous le permet.
Et surtout, bonnes vacances.