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Ex-conseillère de l’OLP, responsable de développement au Centre arabe de recherches et d’études politiques de Paris.

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Billet de blog 9 octobre 2025

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733 jours de génocide : le temps du jugement

En 733 jours de génocide, le vernis humaniste de l’Occident s’est craquelé. Derrière la langue feutrée de la diplomatie et les sermons sur la morale universelle, Gaza a mis à nu un monde prêt à tout justifier, sauf la vérité palestinienne. Commence désormais l’heure des comptes, pour les armes, et pour les mots.

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733 jours de génocide ont suffi pour dévoiler la vérité d’un monde. Deux années d’images insoutenables ont révélé l’adhésion active des puissants, déguisée en neutralité, drapée dans le langage feutré de la diplomatie. Gaza s’est levée comme une plaie ouverte où chaque silence, chaque mot calculé, chaque plateau de télévision a ajouté sa pierre au mur de la complicité.

733 jours de génocide et sous les ruines, un peuple continue de respirer et d'exister. Gaza incarne désormais le point fixe d’une époque sans repères, l’endroit où se mesure la valeur des mots et la profondeur du mensonge. Ce que beaucoup appellent “guerre” relève d’un projet plus vaste: dominer, déplacer, effacer. Un colonialisme armé de machines et de mots, sous le regard complaisant du monde.

Depuis 1948, deux guerres accompagnent la dépossession palestinienne. La première se joue dans le langage. Elle cherche à effacer le crime en inversant les rôles, transformer la victime en coupable, le colonisé en agresseur. Des manuels d’histoire aux tribunes universitaires, une même phrase se répète : les Palestiniens ont manqué leur chance.

Certains vont jusqu’à accuser le mufti Amin Al-Husseini d’avoir provoqué la Nakba, comme si la destruction d’un peuple pouvait être l’œuvre de sa propre main. Ainsi s’écrit, depuis soixante-dix-sept ans, la guerre du récit: une guerre menée contre la mémoire, où l’histoire palestinienne n’est tolérée qu’à condition de s’accuser elle-même.

La seconde guerre est plus récente, plus insidieuse. Elle se mène dans les salons, les rédactions, les colonnes "respectables" des journaux.

On n’y justifie plus Israël, on s’y identifie. Dans une tribune publiée dans Le Monde, certains ont même proposé de s’inspirer du modèle israélien et de son gouvernement d’unité nationale de 2021, comme si un État né d’un nettoyage ethnique et pérennisé par l’apartheid devrait servir de boussole morale à notre République. C’est là que l’adhésion cesse d’être tacite, elle devient fascination. Le colonialisme n’est plus seulement défendu; il est envié, érigé en méthode de survie et en modèle d’ordre. Et dans ce miroir, l’Occident ne voit plus Israël; il s’y voit lui-même, débarrassé de toute culpabilité.

Les chancelleries répètent les formules d’usage comme “proportionnalité”, “droit à la défense”, “cessez-le-feu humanitaire”. Ces mots-là forment un lexique de l’accompagnement. Ils amortissent le crime, le rendent supportable, presque rationnel. Dans ce lexique, la compassion se dose, la mort se comptabilise, la douleur se négocie. C’est ainsi que naît le consentement, dans la syntaxe de la prudence et la musique de l'alliance.

Chaque soir depuis 733 jours, des experts de plateau découpent la Palestine en segments d’analyse. Ils dissèquent son corps mort avec l’assurance du pouvoir. Certains présentent le 7 octobre comme un “11 septembre en pire”, collant sur un peuple le visage d’Al-Qaïda et recouvrant d’un seul mot - terrorisme - soixante-dix-sept ans d’exil, de nettoyage ethnique, de massacres, de siège et de dépossession.

D’autres affirment qu’on ne peut honorer les victimes israéliennes et palestiniennes dans le même souffle, comme si la hiérarchie des deuils tenait lieu de morale. Des éditorialistes fixent toujours le 7 octobre comme “calendrier zéro”, niant tout ce qui précède. Des responsables politiques accusent d’“apologie du terrorisme” ceux qui ne font que raconter leur histoire.

À l’école déjà, l’obéissance s’apprend. On y enseigne la prudence des mots, la peur de nommer. Un enfant franco-israélien peut dire avec fierté que ses cousins servent dans une armée génocidaire; un enfant franco-palestinien, lui, s’expose à l’accusation d’“apologie du terrorisme” s’il dit Free Palestine. Ainsi se raconte l’école républicaine: un lieu où la hiérarchie des douleurs devient matière d’éducation civique, où le récit dominant se confond avec la morale publique.

Dans les rédactions, la même discipline règne. On efface le mur de Gaza pour ne pas froisser ceux dont les proches portent l’uniforme israélien.

La ligne éditoriale se déguise en neutralité, l’autocensure en équilibre, la peur en déontologie.

Ce consentement diffus porte un nom: l’esprit colonial. Il traverse les siècles, change de visage, mais garde la même certitude, celle de sa supériorité morale. C’est cet esprit qui se contemple aujourd’hui dans le miroir d’Israël et s’y reconnaît. Il fait du colonialisme un modèle à suivre, de la domination une méthode, de l’impunité une habitude. Nourri par la peur, le confort et la lâcheté, cet esprit tisse la toile invisible qui soutient le génocide, protège les bourreaux, blanchit les complices et habille l’horreur du langage de la légitimité.

Les mots ont servi d’armes. Les plateaux ont remplacé les tribunaux. Les discours ont couvert les cris. Chaque commentaire prudent, chaque silence assumé, chaque accusation d’antisémitisme lancée pour étouffer la critique d'Israël a servi le même projet: maintenir le colonisateur du côté sûr de l’histoire.

Mais l’heure des comptes s’annonce. Le temps du jugement approche: celui où les mots pèseront autant que les bombes. Ce jugement appartient à ceux qui ont parlé autant qu’à ceux qui ont tiré. Les pilotes, les soldats, les ministres, les financiers, mais aussi les éditorialistes, les universitaires, les directeurs d’établissements scolaires, les chercheurs, les faiseurs d’opinion: tous portent leur part du fardeau. Car le crime ne s’épuise pas dans le bruit des armes; il se prolonge dans le silence complice et dans le langage du colon, celui qui justifie, efface et nomme à sa guise.

Gaza impose désormais un autre temps: celui de la justice. Le temps où la mémoire devient outil, où les faits s’érigent en dossier, où la vérité prend corps. Les survivants bâtissent déjà le récit des tribunaux futurs, les témoins rassemblent les archives de la honte, et la Palestine incarne désormais la conscience du siècle.

Dans les décombres du génocide en direct commence la lutte la plus longue, pour la justice, pour la vérité, pour les réparations, et pour la libération de la Palestine, du fleuve à la mer.

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