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Ex-conseillère de l’OLP, responsable de développement au Centre arabe de recherches et d’études politiques de Paris.

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Billet de blog 19 mai 2025

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Pas de paix tant qu’on exigera des Palestiniens qu’ils oublient avant de respirer

Tant que la mémoire palestinienne devra être amputée pour entrer dans le cadre dominant, aucune paix ne sera possible. En France, un progressisme d’apparat entretient l’illusion d’une symétrie, exigeant que les Palestiniens taisent la Nakba. Derrière les mots « dialogue » ou « coexistence », se joue le blanchiment d’un sionisme rendu présentable.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il y a en France une manière pseudo scientifique de parler de la Palestine. Une manière d’élite, de salon, un langage codé, fait pour ne rien dire tout en prétendant tout expliquer. On y pleure les morts en respectant la hiérarchie de la douleur. On y condamne les bombes, mais seulement après avoir récité le catéchisme du 7 octobre. Comme si l’histoire commençait là. Comme si la mémoire, elle aussi, devait être colonisée. Secondly, écrivait le poète palestinien Mourid Barghouti. « si l'on veut déposséder un peuple, la façon la plus simple de le faire est de raconter son histoire et de commencer par « deuxièmement » ». C’est toujours là qu’ils commencent. Secondly, pour éviter de dire firstly. Et firstly, c’est la clé. C’est la dépossession, l’humiliation quotidienne, les maisons rasées à l’aube, les enfants arrachés de leur lit, les checkpoints, la famine, les massacres, l’eau volée. C’est la Nakba, toujours en cours, toujours recommencée. Ceux qui parlent de paix pendant que l’occupant bâtit des murs sont complices. Ceux qui célèbrent un sionisme « éclairé » pendant que les bulldozers avancent sont hypocrites. Ils veulent sauver une idée, pas des vies, pas la cause palestinienne. Leur souci, c’est l’image d’Israël, pas la survie des Palestiniens. Ils se disent progressistes, mais leur langage est un camouflage. Ils veulent bien dénoncer, mais dans les limites de ce que le pouvoir, l’establishment colonial tolère. Dans les marges de ce que l’oppresseur accepte d’entendre. Ils sont les gardiens d’un récit, pas les témoins d’une vérité. Et la vérité, c’est que sous les gravats, il n’y a pas d’équilibre, pas de « deux côtés ». Il n’y a que la violence qui est unilatérale, structurelle, méthodique. Appelons-la par son nom.

Ce courant, très présent dans les milieux intellectuels français, aime à dire qu’il est la voix du dialogue. Il récuse ce qu’il aime appeler les « extrêmes  des deux côtés», déplore les « violences », appelle à la « coexistence ». Il se présente comme une conscience éclairée. Il se croit fidèle à l’universalisme, à la justice, à l’humanisme. Il se méfie des excès de la force, surtout lorsqu’ils s’exhibent trop ouvertement. Il préfère les déclarations mesurées, les appels à la retenue, les formules diplomatiques. Aujourd’hui, il presse Emmanuel Macron de reconnaître un État palestinien, sans jamais en définir les contours, ni les frontières, ni les ruines sur lesquelles il devrait s’ériger.

Sous le langage des principes, pourtant, persiste une idée : qu’un État fondé sur une hiérarchie ethnique peut être réconcilié avec les idéaux libéraux. Que le sionisme, s’il est tempéré, civilisé, rationalisé, peut échapper à sa logique coloniale.

Or, aucun vernis progressiste ne peut masquer la réalité d’un système d’apartheid. On ne dialogue pas à armes inégales. On ne construit pas la paix sur une dépossession. Et on ne peut, en conscience, continuer à prétendre que le sionisme, même « de gauche » est autre chose qu’un projet colonial.

Depuis le 7 octobre 2023, les tribunes se sont multipliées. On y parle d’effroi, de désorientation, de deuil partagé. Des historiens, des rabbins, des figures médiatiques appellent au calme, à la compassion, à la lumière. Ils disent la sidération israélienne. Mais la Palestine, elle, reste une abstraction. Pas un territoire assiégé. Pas un peuple opprimé. Pas une histoire. Rien.

Les sionistes « de gauche » veulent juste donner l’illusion d’une parole « équilibrée ».

En février 2024, Delphine Horvilleur publie une tribune dans Le Monde des Religions. Elle y parle d’angoisse des origines, de la nécessité de sortir de la diabolisation. Elle écrit aussi qu’elle est « centrée sur la construction de ponts », et que tout cela « s’est effondré le 7 octobre », face à la violence insoutenable. Mais qu’est-ce qui s’est effondré, exactement ? Une capacité d’écoute ? Une capacité d’empathie ? Si c’est cela, alors elle était déjà bancale. Car l’empathie, quand elle est sélective, n’est plus une empathie. Elle devient posture. Elle devient liturgie. On ne l’a pas entendue, cette empathie, par exemple en juillet 2014, quand Mohammed Abu Khdeir, 16 ans, a été enlevé à l’aube, dans son quartier de Shuafat, à Jérusalem-Est occupée. Kidnappé par trois colons israéliens. Tabassé. Brûlé vif. Son corps calciné retrouvé quelques heures plus tard, jeté à la lisière d’une colonie illégale.

On ne l’a pas entendue, cette voix compassionnelle, pour Mohammed. Elle n’a pas dénoncé ce meurtre comme le résultat d’un système colonial. Elle n’a pas évoqué le feu, les coups, l’exécution lente d’un enfant. Elle n’a pas pleuré publiquement ce corps palestinien, comme elle l’a fait pour des israéliens.

Pourquoi ? Parce que Mohammed ne faisait pas partie de son « camp » ? Parce qu’il n’était pas de l’autre rive, mais du dessous ? C’est cela que l’on doit nommer : la hiérarchie de la douleur. C’est cela, le vrai nom de l’effondrement. Pas la perte du dialogue fantôme, mais le refus d’entendre les cris qui ne viennent pas de son monde.

Peut-être, dira-t-on, n’a-t-elle pas entendu parler de Mohammed Abu Khdeir. Mais alors, qu’en est-il de Hind Rajab ? En a-t-elle parlée ? Je n’ai trouvé aucune mention de son nom dans ses textes écrits.
Et si elle en a parlé quelque part, ce fut avec une discrétion telle qu’elle se confond avec l’oubli, et, en tout cas, rien qui s’approche, même de loin, de la profondeur, de la constance, de l’émotion investie pour Kfir, ce bébé prisonnier, devenu son enfant et son combat. Et à raison. Son empathie pour lui était nécessaire, juste, profondément humaine. Mais quand on parle d’empathie jour et nuit, quand on en fait une boussole morale, un principe cardinal, ne devrait-on pas en être le modèle, même, et surtout quand c’est difficile ? Pourquoi certains enfants éveillent la parole, et d’autres l’indifférence ?
Pourquoi certains visages trouvent une place dans l’espace public, et d’autres y sont à peine tolérés ? Voilà le vrai scandale. Non pas qu’on pleure Kfir, mais qu’on laisse Hind mourir une seconde fois dans le silence.

Alors oui, elle parle de ponts, de dialogue, de spiritualité blessée. Mais ce qu’elle refuse de voir, c’est que l’effondrement n’a pas commencé le 7 octobre. Il était déjà là,  dans les cendres de Mohammed, dans les voix tremblantes des enfants palestiniens kidnappés au milieu de la nuit, dans le silence autour de leurs noms, dans la balle qui a traversé le casque de Shireen Abu Akleh, exécutée en pleine tête par un soldat de l’entité coloniale alors qu’elle portait l’inscription PRESSE sur son gilet.. Ce n’est pas le dialogue qui s’est effondré, Madame la rabbine. C’est la façade de l’idéologie coloniale, qui nous voit comme des sous humains.

Quelques mois plus tard, en avril 2024, Horvilleur écrivait dans Philosophie Magazine :

« Personnellement, si l’événement m’a changé, c’est qu’il a fait voler en éclats tout ce sur quoi j’ai construit ma vie jusqu’ici : mon engagement de citoyenne, de rabbine, l’éducation que je transmets à mes enfants, les dialogues que j’ai entamés avec des interlocuteurs du camp d’en face. Ma vie est centrée sur la construction de ponts, intellectuels, politiques, théologiques. Cela s’est effondré le 7 octobre.» Le camp d’en face Cette formule, à elle seule, dit tout. Elle inscrit une symétrie là où il n’y en a pas. Elle suppose un face-à-face entre égaux. Mais il n’y a pas de face-à-face. Il y a un dessus et un dessous. Une armée qui contrôle un peuple confiné, bombardé, rationné, expulsé, kidnappé, humilié depuis 1948. Ce que Delphine Horvilleur appelle « camp d’en face », c’est un peuple sous siège. Ce n’est pas un partenaire de dialogue. C’est un otage.

Le problème, ce n’est pas qu’Horvilleur soit en deuil. Le deuil est légitime. Le problème, c’est qu’elle parle du 7 octobre comme d’un effondrement personnel, moral, spirituel. Comme si l’histoire commençait là. Comme si les Palestiniens, eux, avaient encore quelque chose à voir s’effondrer, alors que tout, autour d’eux, est déjà ruine, siège, séparation et silence.

Ce que cette rhétorique progressiste refuse de voir, c’est qu’il n’y a jamais eu de pont. Seulement des checkpoints. Le langage du dialogue sert ici à maquiller un rapport de force. Il offre un masque respectable à l’occupation. Il neutralise le réel sous des métaphores éthiques. Mais ce que Horvilleur nomme « ponts », ce sont en réalité des passerelles suspendues entre deux vérités inconciliables : l’une dominante, l’autre dominée.

Dans Le Monde, en janvier 2025, l’historien Vincent Lemire publie une tribune appelant à « guérir les âmes », à « sortir du trauma », à « penser le jour d’après ». Un texte prudent, empreint d’inquiétude, soucieux de ne pas alimenter la polarisation. Le problème serait le Hamas et Netanyahou, pour faire croire à une symétrie. Mais Israël, comme État, non. Israël, en tant que machine coloniale et structure d’apartheid, non. Et le mot qui brûle, celui qui désigne l’idéologie exclusiviste au cœur de tout cela, sionisme, est soigneusement évité. Rayé du langage médiatique comme on raye une vérité trop tranchante pour les oreilles bourgeoises. Ce n’est pas de l’équilibre. C’est de la complicité. C’est une manière polie de couvrir le crime de génocide.

On continue de parler d’un « conflit »  comme si deux armées s’affrontaient à armes égales. Comme si la colonisation, l’enfermement, le blocus, les checkpoints et les bombardements relevaient d’un simple différend territorial. Cette lecture neutralise la réalité d’un rapport de forces profondément asymétrique. Elle pose deux entités sur le même plan, là où l’une contrôle les frontières, l’espace aérien, les ressources, l’air qu’on respire et l’autre survit sous l’entité sioniste.

La référence aux « deux États » revient comme un refrain. Comme si nous étions encore dans les années 1990. Comme si les accords d’Oslo n’avaient pas été vidés de leur substance. En lieu et place d’un État, les Palestiniens ont hérité d’une autorité administrative sous tutelle, dépourvue de souveraineté, cantonnée à gérer l’occupation à coût réduit pour Israël. Le droit au retour des réfugiés, pilier du droit international, n’est même plus mentionné. Leur sort, évacué du débat.

Ce sont ces personnes qui continuent à parler au nom des Palestiniens. Chercheurs, diplomates, voix institutionnelles : ils analysent la douleur, l’encadrent, la traduisent dans un langage audible pour les chancelleries. Mais eux, ils ne vivent pas l’attente au checkpoint à 4 heures du matin, ni les robinets à sec pendant que l’eau volée irrigue les pelouses et remplit les piscines du colon. Ils ne vivent pas les cris des soldats qui hurlent la nuit avant que la porte explose. Ils ne vivent pas les poubelles que les colons jettent sur les toits de nos maisons, ni les regards qu’on lance à nos enfants pour leur apprendre à se taire sans parler. Ils ne portent pas l’exil comme une cicatrice héréditaire, transmise de génération en génération, gravée dans les silences de ceux qui viennent de Haïfa mais n’ont plus le droit d’y mettre le pied. Ils ne visitent pas les tombes de leurs ancêtres sur la plage de Tantura, effacées par les vagues, recouvertes de béton ou transformées en parkings pour touristes. Ils n’ouvrent pas les armoires de grand-mère pour y retrouver des clefs qui ne correspondent plus à aucune porte.
Ils ne comptent pas les arbres fruitiers arrachés, les oliviers assassinés, les écoles bombardées.
Ils ne vivent pas l’histoire depuis le sol, ils l’écrivent depuis une hauteur, protégés par le privilège de la distance, et par un langage qui transforme la dépossession en simple "complexité".
Et pourtant, ils s’arrogent le droit de parler de la cause palestinienne en notre nom, d’expliquer, de nuancer, de traduire ce qu’ils n’ont jamais vécu.
Ils occupent la scène comme on occupe une terre, avec l’assurance de ceux qui n’ont jamais eu à justifier leur présence.
La parole palestinienne, elle, reste reléguée, marginalisée, périphérique, encadrée dans un récit qu’on continue d’écrire sans elle.

Je suis la fille d’un homme expulsé de Haïfa et d’une femme d’Akka, chassée elle aussi en 1948. Ils n’ont jamais quitté la Palestine, elle fait corps avec eux. Dans leurs gestes. Dans leurs silences. Dans leur langage. Dans leur cuisine. Dans chacun de leurs départs. J’ai grandi dans les marges d’un pays effacé, avec pour héritage une consigne, pas une leçon : souviens-toi. Pas de haine enseignée. Juste la mémoire. Une mémoire sans symétrie, sans fiction de réciprocité. Le sionisme ne s’est pas contenté de voler notre terre. Il nous a fracturés de l’intérieur. Il a traversé les générations, s’est infiltré dans les silences de nos parents, dans la fatigue de l’exil, dans l’usure de l’attente, dans les humiliations au contrôle des passeports des aéroports. Il ne s’est pas arrêté à nos frontières, il a atteint notre corps, notre souffle, notre langue. Le sionisme nous a atteints jusqu’aux os. Il est dans les os de ceux qui ont fui Haïfa et Akka, dans les articulations fatiguées de ceux qui attendent depuis soixante-dix-sept ans un retour toujours différé. Et malgré ça, ceux qui parlent en notre nom en France veulent que nous soyons raisonnables. Que nous négocions notre douleur. Que nous rendions notre mémoire plus digeste. Il n’y aura pas de paix tant qu’on exigera des Palestiniens qu’ils oublient avant de respirer. Tant qu’on leur demandera d’enterrer leur mémoire pour mériter une place à la table des sachants. La vérité n’a pas besoin d’être polie pour exister. Elle a juste besoin d’être dite telle qu’elle est, dans sa crudité et dans sa totalité. « Firstly »

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