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Billet de blog 5 juillet 2024

Nacira Guénif

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« Voilà, voilà, que ça recommence… »

L’héritage fasciste et les accommodements de tous bords à son poison raciste patiemment distillé ne datent pas d’hier. Mais pour la première fois, ils pourraient imprimer leur marque indélébile au cœur d’institutions qui ne sont plus capables de leur résister.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Partout, partout sur la douce France. Voilà, voilà que ça recommence, partout, partout, ils avancent. La leçon n’a pas suffi, faut dire qu’à la mémoire, on a choisi l’oubli. Partout, partout les discours sont les mêmes, Étranger, tu es la cause de nos problèmes. Moi, je croyais que c’était fini ! Mais non, mais non, ce n’était qu’un répit… Voilà, voilà que ça recommence… »

Mort trop tôt, en 2018, Rachid Taha nous laisse en héritage ce cri d’alarme qui a été maintes fois étouffé, puisqu’au fond il ne concernait que lesdits « étrangers ». Son avertissement date de 1993, année faste pour l’extrême-droite qui trouve en Pasqua, ministre de l’Intérieur d’un gouvernement de cohabitation, un allié zélé pour viser ladite invasion d’immigrés. Et ce n’est qu’un des nombreux épisodes du feuilleton politique révélant les affinités historiques entre la droite et l’extrême-droite. De la dérive fondatrice en 1934, en passant par la collaboration de Vichy jusqu’à l’autorisation de la torture en Algérie, pratiquée avec ardeur par un certain Le Pen, aux ordres d’un ministre de l’Intérieur qui deviendra le premier président de gauche en 1981, les compromissions avec le fascisme en France se répètent et dessinent le profil inquiétant d’une démocratie encore habitée par ses démons et hantée par son passé. L’héritage fasciste et les accommodements de tous bords à son poison raciste patiemment distillé ne datent pas d’hier. Mais pour la première fois, ils pourraient imprimer leur marque indélébile au cœur d’institutions qui ne sont plus capables de leur résister.

Et pour en finir avec une antienne désormais en vogue, selon laquelle « on n’a pas encore essayé l’extrême-droite », argument de vente auquel d’aucuns répondent à juste titre que « si, on l’a déjà essayé, ça s’appelle Vichy et la collaboration avec les nazis », ajoutons que la xénophobie d’État a survécu à la Libération, a été érigée en mode de gouvernement, en dépit de l’infamie que fut la collaboration et de sa défaite. Deux guerres coloniales en Indochine et en Algérie en témoignent, là où la panoplie répressive, liberticide, impérialiste a laissé le champ libre aux tortionnaires et aux putschistes. Alors les étrangers étaient les indigènes qui se rebiffaient contre l’oppression coloniales. C’est lorsque leurs descendants sont devenus français qu’a débuté la phase d’intensification de la haine raciste qui a précipité tant de compatriotes de ces français, mis au ban de la nation à leur corps défendant, dans les bras du Front national. Au point que soit pensables, la suppression du droit du sol, par le même Pasqua, et la déchéance de nationalité des bi-nationaux, par un président dit de gauche, pendant que les crimes racistes martelaient le quotidien d’une France aveugle à son racisme.

À force d’en avoir fait impunément pendant près d’un demi-siècle le cœur de cible de l’offensive des fascistes et racistes de tous poils en France et la variable d’ajustement de lois trop perméables à la xénophobie endémique en France, il ne faut pas s’étonner que la vague de l’extrême-droite soit portée par une lame de fond de la haine contre les étrangers et leurs descendants devenus français. Tout a été dit sur la lepénisation des esprits et la préférence nationale qui vient, sans que rien n’ait été entrepris pour contrecarrer cette dérive. L’égarement dans des joutes oratoires stériles, a freiné le sursaut politique qui aurait dû empêcher des lois liberticides, votées par gauche de gouvernement et droite aux affaires confondues, de faire le lit du torrent de boue fascisant qui nous éclabousse désormais, sans discernement et sans exception. Inutile d’égrener la liste des lois scélérates qui ont flatté les plus bas instincts racistes, nous la connaissons. Prétendant les calmer, leurs instigateurs n'ont fait que les exacerber, à coup de déclarations nauséabondes, jusqu’au vertige qui nous assaille maintenant face à la victoire des extrêmes bruns qu’ils auront favorisée.

Alors que nous nous rappelons le refrain lancinant de Taha, loin de tirer les leçons même tardives de cette dérive autoritaire et des dommages qu’elle a déjà causés parmi les segments militants, écologistes, transféministes, antiracistes, antifascistes, de la population, œuvrant pour la justice sociale et environnementale, le pouvoir en place a aggravé son cas en soufflant sur les braises, mettant à l’index des courants radicaux de la gauche. Car, non, comme l’affirme le Conseil d’État, ils ne sont pas extrêmes et en rien équivalents à la droite dévoilant son fond fasciste.

Ce pouvoir récidiviste est comptable du score de l’extrême-droite au soir de ce premier tour de législatives imposées par un président irresponsable. À commencer par lui qui depuis son offensive contre les supposés islamo-gauchistes, lancée en pleine pandémie de covid, parle le langage de l’extrême-droite. Usant de combines rhétoriques indignes, ce gouvernement aura tout tenté pour faire gagner sa martingale du maintien en place coûte que coûte. De l’« immigrationnisme » à l’« antisémitisme » toutes les attaques infondées ont conforté le camp lepéniste et lui ont permis de continuer d’avancer masqué, pour qui serait encore dupe. Aux dires de ministres opportunistes, le péril était à gauche, le Nouveau Front Populaire et les candidats LFI, étant le véritable ennemi. Après avoir dédiabolisé le Front national, et permis son ravalement, lui offrant sans contrepartie un arsenal législatif prêt à l’emploi, voilà qu’ils s’acharnent à diaboliser le NFP qu’ils sont dépités de voir s’élever à la hauteur du défi historique. Désistement compris.

Pourtant, une à une, toutes ces baudruches se dégonflent et leur effet performatif se dissipe. Mais le mal est fait, l’état du rapport de force le prouve. Le spectre d’une invasion par l’immigration n’est guère plus tangible que lorsqu’il a été brandi en 1984 par Stirbois à Dreux, premier fief gagné par le FN, fondé dix ans plus tôt par des anciens pro-nazi et de l’OAS, ouvrant la voie à tant d’autres. Descendant.es de colonisés, nous sommes nombreux.ses à nous en souvenir, et comme Rachid Taha, nous avons appris la leçon, alors, et elle reste indélébile. Nous savons combien ce message a pénétré les esprits, jusqu’aux forces de l’ordre et a banalisé le contrôle au faciès fusse au risque de tuer des jeunes gens dont le seul tort est d’être ce qu’ils sont et de craindre pour leur vie. Contre leur haine grandissante, déjà en 1983, la jeunesse qui marchait pacifiquement pour l’égalité portait souvent un keffieh, symbole d’émancipation et de résistance, en solidarité avec la Palestine.

De même, l’antisémitisme endémique à gauche peine à s’incarner, sauf à confondre à dessein, antisionisme et antisémitisme. Du perchoir, jusqu’aux plateaux télévisés, la complaisance avec laquelle cette confusion a été entretenue serait dérisoire si elle n’effaçait la toile de fond d’une guerre d’occupation qui a déjà fait près de 40000 morts, dont une moitié de femmes et d’enfants et sans doute autant de disparus. Cette réponse ahurissante sous forme de punition collective pour les quelques 1200 morts aux mains du Hamas et les 120 otages encore détenus semble avoir disparu des préoccupations. L’attaque d’antisémitisme lancée tous azimuts aura ainsi réussi à évacuer la question d’un engagement résolu de la France en faveur de la paix et d’une solution viable à l’injustice coloniale subie par les Palestiniens. Empêtrée dans son antisémitisme historique, qui n’a rien de résiduel, entretenant la confusion entre solidarité légitime avec la Palestine et sentiment anti-juif, surfant sur les racismes consensuels et bien vivaces, anti-arabe, anti-noir et anti-musulman, la France ne fait pas partie de la solution mais bien du problème. Alors que le Mossad exécutait en toute impunité des résistants palestiniens à Paris en 1973, Jean Genet énonçait face caméra, dans un film réalisé par le Groupe Cinéma Vincennes, une vérité qui peine encore à pénétrer les mauvaises consciences. Il expliquait que l’État français pouvait bien qualifier de terroristes les Palestiniens passés à la lutte armée, et pour beaucoup exécutés par la puissance occupante avec la complicité des autorité françaises, tôt ou tard, ils seraient les diplomates avec lesquels il faudrait bien compter pour négocier la paix devenue inéluctable. Il semble que la leçon n’est pas encore apprise et que pour beaucoup, le plus tard sera le mieux. Après un siècle de spoliations et d’oppression, l’enjeu historique que constitue cette dernière guerre tragique contre la Palestine, n’intéresse plus personne, sinon pour lancer des anathèmes infondés.

Et coïncidence troublante, c’est durant ces mêmes années que sera fondé le Front National.

Car, en tant que puissance coloniale occupante, ancienne mais aussi présente, principalement en Kanaky / Nouvelle-Calédonie, la France n’a pas de leçon à recevoir, ou à donner. Elle sait comment imposer sa souveraineté à des peuples qui réclament jusqu’aux Nations-Unies leur droit à l’autodétermination. Ayant fomenté le chaos, stratégie dans laquelle il excelle là-bas comme ici, le président, retranché à l’Élysée, se lave désormais les mains du coup de force du dégel du corps électoral, des morts kanaks, des milices loyalistes armées qui sévissent sans entrave, de la persistance du climat insurrectionnel, de la déportation de militant.es indépendantistes vers la métropole pour mieux briser leur moral et leur lutte. Preuves, s’il en est, qu’il ne veut pas en comprendre les racines profondes, ancrées dans la trahison par des responsables ignorants et irresponsables de la parole donnée voici 40 ans, d’une révolte annoncée depuis plusieurs années. Et ce ne sont ni les renforts pour une répression aveugle, ni un trio de hauts-fonctionnaires atones qui changeront la donne.

C’est aussi ce que ces législatives, voulues comme un psychodrame national, occultent : la dimension coloniale de cet État et la façon dont il se défausse de ses responsabilités dans ses possessions ultramarines. Qu’il s’agisse du scandale du Chlordécone aux Antilles, de l’effondrement des services publics à Mayotte, des conséquences des essais nucléaires en Polynésie ou de la fièvre extractiviste en Guyane.

Ces thématiques ne sont pas périphériques dans la campagne qui s’achève. Elles disent ce que pourra être un État dirigé par des responsables conscients des fautes politiques commises et de ce qu’il faudra de probité pour les surmonter et ainsi servir l’égalité, la justice et la dignité pour tous les vivants. Alors, ce ne seront plus des espoirs déçus, une fois de plus, mais des droits effectifs préservés, garantis et étendus, en France comme dans le monde auquel nous appartenons.

Face à ce marasme qui mène tout droit à l’extrême-droite, la jeunesse de gauche se mobilise pour cet horizon et appréciera sans doute que les caciques au pouvoir la laissent agir en paix sans l’accuser de tous les maux. Elle œuvre pour un avenir dont ils n’ont cure, trop soucieux de leurs petits arrangements, pour conjurer le risque que « ça recommence ». Un cauchemar qu’elle ne veut pas voir se réaliser le 8 juillet parce qu’elle sait qu’elle sera percutée de plein fouet par les forces destructrices du fascisme qui avance masqué. Car alors, elles se déchaineront sans entrave.

Nacira Guénif

Sociologue et anthropologue, Professeure à l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, LEGS (CNRS)

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