… voici près d’un quart de siècle, persiste un constat sévère sur les mœurs qui y règnent sans partage. La réticence récemment affichée contre la nomination de certaines figures à Matignon cache mal les raisons honteuses de telles évictions. À commencer par le ressassement de la règle d’airain selon laquelle la familiarité avec les arcanes du pouvoir est une condition sine qua non pour exercer une fonction ministérielle, plus encore pour être chef du gouvernement et atterrir à Matignon. Elle traduit avant tout le refus d’une certaine caste politique de sortir de l’entre-soi et la persistance de normes inflexibles de soumission à un code de conduite monocorde et monochrome. Et ce n’est pas la prétendue instauration d’une alternative macroniste à ce dogme qui l’a en quoi que ce soit ébranlé. Elle l’a au contraire exacerbé, en a exploité toutes les ressources, en s’assoyant sur des institutions déjà affaiblies par leur obsolescence. Comme l’affirme à son oncle, le prince de Salina, le jeune Tancrède, alias le-défunt-Alain-Delon-refusant-l’hommage-national-remplacé-par-la-parade-olympique-pour-ne-pas-frustrer-Manu : « Si nous voulons que tout continue, il faut d’abord que tout change, Est-ce clair ? ». La sagacité du jeune prince n’a d’égal que sa désinvolture.
On ne saurait mieux qualifier l’aristocratie politique qui s’est à peine sentie incommodée par le prétendu dynamitage d’un jeune premier : tout cela n’était qu’un ravalement de façade, rien n’a bougé dans les couloirs et les antichambres du pouvoir. Tout semble si immuable, le théâtre d’ombre intact, que les mauvaises habitudes se sont enkystées, créant toujours plus d’inertie et conduisant les commentateurs attitrés à ressortir les arguments délavés du procès en incompétence. Il vise toujours celui ou celle qu’iels n’ont pas choisi, avec lequel ils n’entretiennent aucune affinité ou dont ils soupçonnent qu’iel serait rétive à venir à résipiscence une fois nommé.e. Car, n’est-ce pas, l’essentiel est que « tout continue », quoi qu’il en coûte. Le statu quo le vaut bien.
Or, tout cela a un air de déjà-vu. J’ai pu l’observer depuis ma (très) modeste place au sein d’un cabinet ministériel du gouvernement Jospin, en cohabitation avec Chirac, à la suite d’une autre histoire de dissolution qui a offert une majorité absolue à la gauche. À peine arrivée et le bureau repéré, sis dans un immeuble sans caractère du 15ème arrondissement de Paris, on ne tarde pas à être mise au courant des mœurs en cour(s). Le tutoiement est de rigueur, sans exception, sauf avec la ministre qui seule décide qui elle tutoie, en l’occurrence, mon acolyte de bureau. L’accoutrement est laissé au bon vouloir des membres du cabinet, mais on sent bien la pression masculine du costume qui dicte d’en adopter une variation adéquate. Certes le tailleur, mais sans exclure robes et couleurs, sans qu’on ne sache jamais vraiment comment l’écart à la norme va être jaugé. Mais tout cela est superficiel me direz-vous. Que nenni ! Le claquement de souliers d’homme en cuir ou de cette improbable paire de mules très sophistiquées résonnant dans les couloirs de Matignon en cet été 2000, sonnent comme autant de rappels à l’ordre et désignent qui peut tout se permettre. Ordre de bienséance, ordre à suivre, ordre dans les rangs. L’arrivée des hommes en noir de Bercy est l’alpha et l’oméga de toute chose. À commencer par le fait, qu’enfin, la réunion interministérielle peut se tenir, et qu’elle s’achèvera quand le couperet de l’arbitrage sera tombé et sera bleui, du nom de ces feuillets où se fixent par écrit les décisions rendues intangibles. Tout est suspendu à leur présence et tout dérive de leurs hochements de tête, prises de parole concises, absconses ou péremptoires, brefs conciliabules inaudibles de l’autre côté de l’immense table de réunion en cercle, où les négociations sont de pure forme et vite emballées. Tout cela préfigurant ce qui se jouera pour chaque ministre lors du conseil à l’Élysée.
L’ordinaire de la vie au cabinet est la constante mise en concurrence des conseillers. Elle consiste à instaurer les conditions d’une joute oratoire rituelle, qu’elle se fasse lors de rares réunions collectives, et plus souvent en des apartés bien calibrés, où les heureux élus sont sommés de jeter en pâture leur meilleure idée. Ce qui se solde souvent par le fait d’écouter celui ou celle qui aura parlé en dernier et avec le plus d’arrogance, notamment en sachant évincer les petits camarades avec qui, bien sûr, on est à tu et à toi. Ce n’est pas le lieu des hésitations et des explorations, il faut aller vite et frapper fort. La maltraitance en est le corollaire qu’il faut accepter pour prospérer. C’était vrai alors, ça l’est toujours aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire.
Seules deux exceptions à cette fuite en avant démontrent qu’alors le meilleur était encore possible : la loi des 35 heures, chant du cygne de l’État providence que plus personne n’oserait démembrer mais qui a servi de contre-exemple pour les lois travail et retraite ; la loi Taubira, établissant que l’esclavage fut un crime contre l’humanité, éclatante illustration a contrario de la tendance à regarder ailleurs quand de tels crimes sont perpétrés contre les Tutsis, les Rohingya, les Ouïgours, les Palestiniens. Elles prouvent que le pire est devenu acceptable voire respectable.
Au service de cette avalanche de lois toutes plus iniques les unes que les autres, une armée de directeurs de cabinet, de chefs en tous genre, de conseillers et de ministres. Ils sont peut-être passée depuis au costume trois pièces bleu nuit, mais ce n’est que de l’ajustement de surface. Pour le reste rien n’a changé, et pour ceux qui ne sont pas du sérail, ils n’ont qu’à bien se tenir parce que ça va tanguer ! L’essentiel est que l’ordre (l’ordre, l’ordre !) en sorte renforcé et que personne ne moufte. Sans qu’on y prenne garde, la conformation à ces jeux du cirque sévit en cabinet comme dans la société en général. Où l’on sait quand on descend dans l’arène mais on ne sait jamais dans quel état on en remonte. Cette tendance lourde a parachevé en quelques décennies le démantèlement de l’État providence, détricoté les lois qui garantissaient des protections et des droits acquis de haute lutte, réduit l’espace des libertés, démonétisé des pans entiers d’institutions, les figeant ainsi que leurs personnels dans un verni conservateur et bouché l’horizon du plus grand nombre au fil de lois liberticides et antisociales dictées par une doctrine TINA de l’austérité qui n’en finit pas d’agoniser. Il était sans doute possible d’y parvenir sans tout ce bruit et cette fureur. Mais ç’aurait été tellement plus ennuyeux. Or, en politique, il faut que ça saigne. Et plus si affinités. Peut-être même que cette odeur du sang attire vers les ors de la république. Et que sont disqualifiés d’emblée celleux qui n’ont pas d’appétence pour ce genre de banquet sanglant. Avant même d’y goûter, et de découvrir le menu indigeste, ils tombent sous le coup d’un procès en incompétence.
Ce sont ces mœurs brutales que cherchent à dissimuler les déclarations sur l’inadaptation de certaines nouvelles recrues à Matignon. Il vaut mieux décréter l’inadaptation dans un jugement sans appel que de devoir admettre la crudité du langage, la cruauté des jugements et la violence des mœurs. Elles sont le reflet exact des politiques mortifères initiées par ces heureux élus qui perdurent au sommet de ces gouvernements. Elles sonnent le glas de toute démocratie et toute décence. Celles et ceux qui en appellent à la fin de la brutalisation en politique se sont sans doute avisés que jusqu’à nouvel ordre, elle est consubstantielle d’un exercice du pouvoir qui n’a de démocratique que le nom. Comment dès lors, imaginer un personnel politique capable de préserver les fondements d’un régime démocratique quand il baigne en permanence dans l’arbitraire et l’équivoque. Quand il balance entre duplicité et hypocrisie. Quand le mensonge est une tactique louée, voire un talent recherché. Quand l’absence de conviction est inversement proportionnelle à la proclamation de valeurs inoxydables. Quand le cynisme est le plus sûr véhicule vers les sommets du pouvoir.
Voilà donc à quoi il faut être acclimaté, sinon aguerri lorsqu’on prétend faire partie d’un gouvernement. C’était vrai alors, et ça l’est plus encore à l’ère des réseaux sociaux et de la communication compulsive où il faut beaucoup divertir et faire oublier le chaos entretenu pour que rien ne change. D’aucuns se flattent d’en être les virtuoses, d’élever tout ce fatras de mots et de postures au rang d’un art. Et ce n’est pas le nouveau locataire de Matignon qui contredira ce tableau. Il y apportera les touches minimes qui siéront à son Maître en nommant du personnel compatible avec la doctrine de la complicité grassement rétribuée et des prébendes réservées. Il sera le docile continuateur d’usages qui lui bénéficieront pleinement, lui le vieux briscard des arcanes européennes qui attendait son heure pour régner en France. Même si c’est un règne éphémère et de pacotille, il suffira à son bon plaisir. Au demeurant, remplacer le plus jeune premier ministre homosexuel par le plus vieux nommé qui a eu des positions homophobes, voilà un tour de force qui révèle l’immoralisme caractéristique de ce milieu coutumier de viles manigances. La semaine prochaine, la liste qui sortira du chapeau ne se départira de ces pratiques glaçantes.
Tant que la société de cour qui la régente sera aussi prisée et protégée contre toute intrusion importune, la république aristocratique a de beaux jours devant elle. Pour le moment, elle est otage d’une extrême-droite qui est à la fête, autre promesse tant convoitée parmi les mœurs outrancières d’une cinquième république exténuée.