Ce texte est paru en ligne dans le Monde du vendredi 21 mars. Je propose d'en prolonger la vie éditoriale, malheureusement pas hors sujet, en le rendant disponible ici, dans mon blog.
Dimanche prochain et celui d’après, on ne sera pas à la fête. Personne ne sera à la fête. Ni celles et ceux pour qui la gauche est devenue un mirage objet de fables nostalgiques, ni leurs adversaires requinqués qui entendent que l’ordre des choses (et des genres) soit rétabli, et leurs affaires et intérêts de nouveau gérés avec célérité et obséquiosité par l’intendance politique. Pas à la fête, les uns et les autres, parce qu’il faut bien admettre que ce qui parcourra les corps et hantera les esprits, ce sera la décharge xénophobe devenue un sentiment légitime, un racisme vertueux, dirigeant la main vers le bulletin qui tue quand il ne convainc pas de se détourner des urnes. Une décharge raciste toute en émotion, dans la droite lignée de la brutalisation du monde qu’ont connu l’Europe et la France durant les heures sombres de leur fascisation. Un racisme devenu vertueux parce qu’il serait la dernière expression d’un patriotisme vitaliste, dont il n’est plus seulement question de s’accommoder, mais qu’il convient de célébrer comme l’avenir d’un genre humain. Un avenir quadrillé par les phobies : xéno, roma, islamo, arabo, négro, judéo, gyno, trans, homo. Un avenir réglé par l’arythmie des cœurs qui s’épanchent dans la haine et la peur. Bref, une descente aux enfers.
Face à cette trahison qui ne peut pas dire son nom, du pouvoir en place comme de ses détracteurs, l’ultime recours s’avère être la défiance. Une défiance non pas réactionnaire et confite, comme celle qui a convaincu les sentinelles d’une droite extrême de reprendre la rue à ses occupants de prédilection depuis les révoltes soixantehuitardes. Une défiance sécessionniste et libératrice qui prend acte de l’impuissance fomentée et concertée par un gouvernement ayant répudié la gauche pour convoler en d’injustes noces avec les fléaux convergeant du capitalisme aveugle aux destructions qu’il sème à un train d’enfer et du racisme borgne, jetant un regard distrait sur les vies qu’il broie. Une défiance qui n’a rien à voir avec la molle dénonciation du capitalisme, pacte de responsabilité à l’appui, ni avec la toute aussi molle dénonciation du racisme, yeux froncés et morale en bandoulière. Une défiance en colère et malpolie. Une défiance qui ne met pas les formes et n’a cure des éléments de langage. Une défiance portée par des gens qui ne savent pas s’ils sont le peuple mais qui forts de cette incertitude, sont en position de l’incarner contre toute attente, du haut de leur héritage composite, colonial, immigré, ouvrier, ségrégé, racisé et genré, sans qualité et sans plus-value.
N’étant un atout pour personne, encombrants comme les cadavres dans les placards dont les membres indisciplinés dépassent, ces fragments d’un peuple à venir ne sont pas une bonne nouvelle. Et c’est tant mieux. C’est l’abjection qu’ils et elles inspirent en leur coalition improbable qui fait leur force. Leur puissance d’agir vient de cette capacité à ne plus croire leurs édiles et à ne plus céder à l’intimidation, pour entreprendre de semer le désordre en posant les questions qui fâchent et en soulevant les voiles recouvrant pudiquement les lâchetés et les manquements aux règles du droit et de l’égalité. Refusant de capituler face aux petits arrangements entre partis et aux silences bienséants qu’ils intiment d’observer, ces créatures deviennent les fauteurs de trouble que personne n’attend plus.
Encore faut-il qu’elles ne se fourvoient pas dans leur lutte et ne se livrent pas, pieds et poings liés, à ceux qui les séduisent pour mieux les décapiter le moment venu du sacrifice. Pour raison d’État frileux, pour cause de patriotisme ranci, et de capitalisme porté sur la marge de progression, et des trois coalisés pour entonner la rhétorique d’un sauvetage civilisationnel, ces officiants du conservatoire des privilèges sont avides de victimes consentantes avant que d’être expiatoires. Or, le seul crime de ces dernières est d’être ce qu’elles sont : ne pas cadrer avec la règle du jeu civilisé dictée par ses maîtres, hommes blancs hétérosexistes et ré/actionnaires, et leurs complices féminines. Ce crime insu et involontaire justifie à terme leur exécution, réelle ou symbolique. Rien ne dit que cela ne continuera pas.
Contre ce destin tout tracé et pour que la défiance soit féconde, il faut qu’elle s’arme d’une volonté de ne céder sur rien et de ne se rendre à personne. Ce défi reste à relever. Pas de consigne de vote et pas de vote de défiance : trop attendu. Pas d’observance de l’étiquette républicaine et pas de fausse indignation : trop complaisant. Pas de politesse et pas de joliesse : trop monnayable. Rien à négocier et rien à concéder. Reste à voir émerger, dans l’incrédulité et la morgue, tant ses coalitions et ses alliances sont méprisées et disqualifiées, une souveraineté inappropriée.
Les partis ont perdu la face devant le défi d’une recomposition politique de notre monde commun qui n’a plus trop l’air d’une société et dont la physionomie reste à redessiner. Pour autant, et c’est bien ce que les caciques des partis ne peuvent pas comprendre, ce n’est pas parce que le visage de la France d’aujourd’hui est encore flou dans ses contours, qu’il doit être rayé de la carte nationale d’identité pour cause d’inadéquation visuelle, de dévalorisation économique et de suspicion ethnique, raciale et sexuée. Si la foire aux idéologies est l’espace médiatique et mental le plus couru, c’est parce qu’en l’arpentant certains croient conjurer la peur du vertige qui saisit quiconque tente d’aller de l’avant en franchissant les limites de la zone de confort politique.
Pourtant, ce vertige-là, il faudra bien un jour accepter de l’éprouver. Car en s’y confrontant, il se pourrait qu’il devienne productif et qu’en émerge un monde commun viable et acceptable. Un monde dont l’équation ne sera plus résolue par la théorie du chaos et les algorithmes de profits exponentiels.
Les prochains dimanches de notre printemps pollué n’augurent pas d’un changement toujours annoncé, toujours repoussé. Il faudra bien le conquérir contre les courtisans et les rhéteurs d’un pouvoir essoré et déboussolé pour pulvériser en nombre les frontières de la réserve où le confinement n’est plus tenable. À en devenir fou, à céder au désespoir ou au cynisme, ce qui revient au même. Plutôt rejoindre les foules non identifiées qui peuplent ce monde devenu commun et battent la mesure de basse intensité d’un ailleurs politique enfin possible.