Témoignage publié initialement ici : https://www.pravda.com.ua/rus/columns/2022/03/20/7332894/
Le 20 mars 2022, 25e jour de la guerre.
Quand le bombardement s’arrête, je sors dans la rue. Il faut que je promène mon chien. Il gémit sans cesse, il tremble et il se cache dans mes jambes.
J’ai tout le temps sommeil. Encadrée d’immeubles, ma cour est silencieuse et morte. Je n’ai plus peur de regarder autour de moi.
En face, l’escalier de la maison numéro 105 finit de brûler. Le feu a avalé quatre étages, le cinquième se consume. Le feu crépite dans la pièce calmement, comme dans une cheminée.
Les fenêtres noires calcinées sont sans vitres. Les rideaux carbonisés pendent, telles des langues lambeaux. Je regarde cela calmement, avec un sentiment de condamnation.
Je suis sûre de mourir bientôt. Il ne me reste plus que quelques jours.
Dans cette ville, tout le monde est en train d’attendre la mort. Je désire juste qu’elle ne soit pas trop atroce.
Il y a trois jours, un ami de mon neveu aîné est passé chez nous et il nous a annoncé qu’une bombe est tombée exactement sur la caserne des pompiers. Les pompiers sont morts. Les éclats ont arraché la tête, une jambe et une main d’une femme.
Je rêve que les parties de mon corps restent ensemble, même si une bombe larguée par un avion explose.
Je ne sais pas pourquoi c’est important pour moi. D’autre part, comme les combats continuent, il n’y aura personne pour nous enterrer de toute façon. C’est ce que nous ont dit les policiers que nous avons abordés dans la rue pour leur demander ce que nous devions faire avec le corps de la grand-mère de nos amis. Ils nous ont conseillés de l’entreposer sur le balcon.
Je me demande combien de corps sont ainsi couchés sur les balcons.
Notre maison se trouve sur l’avenue de la Paix : c’est la seule qui n’ait pas reçu directement de bombes. Par deux fois les obus l’ont touchée, les vitres dans plusieurs appartements ont volé en éclat, mais elle n’a pratiquement pas souffert et, à comparer avec d’autres maisons, la nôtre a eu beaucoup de chance.
Le sol de la cour est entièrement couvert de débris de verre, de cendres, d’éclats de matière plastique et de métal.
J’essaie de ne pas regarder l’horreur métallique qui a atterri sur le terrain de jeu des enfants. Je crois que c’est une fusée mais peut-être est-ce une mine. Cela m’est égal, c’est juste désagréable. Dans la fenêtre du deuxième j’aperçois un visage et je frissonne. Je me rends compte que j’ai commencé à avoir peur des gens vivants.
Mon chien se met à hurler et je comprends que bientôt ils vont recommencer à tirer.
Je suis dans la rue en plein jour et un silence de mort m’entoure. Il n’y a ni autos ni voix, ni enfants ni petites vieilles assises sur les bancs. Même le vent est mort.
Il y a quand-même quelques personnes. Leurs corps sont couchés sur la place près de la maison, ils sont couverts de vêtements. Je ne veux pas les regarder. J’ai peur d’y voir quelqu’un que je connais.
Maintenant la vie de ma ville entière se meurt doucement dans les caves. Elle ressemble à la bougie qui brûle dans notre coin dans la cave. Il est si facile de l’éteindre. Le moindre frémissement ou courant d’air et l’obscurité s’abattra sur nous.
J’essaie de pleurer mais je n’y arrive pas. Je me plains moi-même, mes proches, mon mari, mes voisins, mes amis.
Je retourne dans la cave et j’écoute le grincement métallique répugnant. Deux semaines se sont écoulées et je ne crois plus qu’avant nous ayons pu vivre une autre vie.
À Marioupol, les gens continuent à rester dans les caves. Chaque jour ils ont de plus en plus de de difficulté à survivre. Ils n’ont plus d’eau, de nourriture, de lumière, ils ne peuvent même pas sortir dans la rue à cause des attaques permanentes.
Les habitants de Marioupol doivent vivre. Aidez-les. Racontez ce qui s’y passe. Pour que tout le monde sache que l’on continue à massacrer une population paisible.
Par Nadejda Soukhoroukova (НАДЕЖДА СУХОРУКОВА), habitante de Marioupol
Traduit en lituanien par mb ; traduit en français par am