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Journaliste/ Ecrivaine / conceptrice et animatrice de rencontres-débats et d'émissions sur les réseaux sociaux : "AlternaCultures" et "l'Interview". En charge du Prix littéraire AFA

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Billet de blog 10 août 2025

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Mahmoud Darwich et Rachid Koraïchi: "Une Nation en exil"

En 1981, à Sidi Bou Saïd, en Tunisie, Rachid Koraïchi fait la connaissance de Mahmoud Darwich. Cette rencontre engendre une véritable complicité entre eux. R. Koraïchi lui suggère alors de réaliser un livre ensemble. Le projet se construit au fil de leurs rencontres. Lorsque Mahmoud Darwich découvre le résultat final, il est ravi et accroche même les gravures aux murs de son bureau à Ramallah.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

Vous êtes artiste plasticien. Depuis plus d’une dizaine d’années, vous vous consacrez à la création d'installations. Que recouvre ce terme ? En quoi consiste cette démarche ?

Il s'agit essentiellement de la réalisation et de la célébration de grandes œuvres à partir d'un ensemble d'objets créés par des artisans des pays où ces installations ont lieu. Parmi ces grandes créations, on peut citer Les Sept Dormants, présentée en 2010 à Béziers. Cette dernière se décline en trois installations qui se différencient notamment sur les plans esthétique et de la matière (soies de couleurs différentes brodées de fil de soie de trois couleurs).

Ces trois créations sont reliées entre elles par le chiffre sept. Cette manifestation avait pour objectif de rendre hommage aux ancêtres défunts. À travers ces installations, je tente de recréer des signes, des écritures, des symboles, des mots et des atmosphères. Le spectateur est alors invité, voire incité, à saisir le message en s'imprégnant de cette ambiance recréée.

Cette démarche m’a permis de rencontrer des maîtres artisans dans plusieurs pays où ces œuvres ont été installées : à Damas, à Alep, au Maroc, au Caire, aux États-Unis, à San Francisco et dans le Michigan, en Espagne et en Turquie. Le lieu est déterminé en fonction de la nature du projet.

Ces installations se réalisent sur une période à moyen et à long terme. Je m’installe dans le pays choisi pendant plusieurs mois, voire deux ou trois ans. Je loue une maison et un atelier. Je repère les corps de métiers nécessaires à la réalisation du projet, puis je commence à travailler. Les relations avec les artisans qui participent à la réalisation de ces installations sont basées sur l’échange, la complicité, la collaboration et le travail en commun. Il y a une influence réciproque qui modifie nos savoir-faire, nos représentations et ainsi nos rapports à notre travail et à la création, d’une manière générale.

Illustration 2

« Une Nation en exil »1 célèbre la nation palestinienne en exil, à travers des poèmes de Mahmoud Darwich, de manière poétique, artistique et esthétique. Comment l’idée de travailler avec le poète palestinien est-elle née ?

J’ai rencontré Mahmoud Darwich à Sidi Boussaid, à Tunis, en 1981, alors que j’avais un atelier dans cette ville. À cette époque, M. Darwich vivait également à Tunis. Il était alors conseiller de Lakhdar Brahimi 2 qui était secrétaire général adjoint de la Ligue arabe. Nous avions pris l'habitude de nous rencontrer, tantôt chez lui, tantôt chez moi, autour d'un repas agrémenté de discussions et de débats. C'est alors que je lui ai proposé de réaliser un livre ensemble. Je crois qu'il a accepté par amitié. Mahmoud était un poète entièrement absorbé par son écriture. Les arts ne semblaient pas le passionner. Mais lorsqu’il a vu le résultat de la première édition de ce grand livre, il en a été enchanté. Il avait même accroché mes gravures aux murs de son bureau à Ramallah. Ce livre s’est construit au fil de nos rencontres et de nos échanges. Il y avait une véritable complicité entre nous. Nous étions très proches.

Ce beau livre rassemble vingt planches illustrant des poèmes de Mahmoud Darwich. Selon quels critères ou quelles démarches a été effectuée la sélection de ces textes ?

Certaines planches ont été réalisées à partir de poèmes que M. Darwich avait déjà écrits. D’autres ont été créées au fur et à mesure de l’écriture des poèmes, en lien avec les événements, les circonstances et l’inspiration du moment.

Mahmoud a composé La Qasida de Beyrouth durant le siège de la capitale libanaise. Le travail a été réalisé à distance. Il était prisonnier dans l’encerclement. Et moi, j’étais à Tunis. Il me racontait comment il vivait cette situation d’enfermement. C'était une expérience très éprouvante et extrêmement dure. Il a quitté les lieux dans la voiture d’un diplomate, car il avait refusé de sortir avec les militaires.

La planche intitulée Sabah el kheir ya Majed 3 est un hommage au président de l’Association des écrivains et journalistes palestiniens. Il était venu voir Mahmoud à Tunis. Nous avions déjeuné ensemble. Puis ils se sont rendus à Rome pour assister à un colloque. Il est mort dans l’explosion d’une bombe, lors d’un attentat perpétré par le Mossad, dans sa chambre d’hôtel.

C'est Mahmoud qui m'a téléphoné pour m'annoncer sa mort. La planche que j’ai gravée pour lui rendre hommage met en scène une écriture avec un grand signe portant le nom d’Allah, ainsi que tous les mots du poème de Mahmoud qui explosent, comme pour reproduire le mouvement de l’explosion qui a coûté la vie à Majed. Sur le sol, on voit une forme qui ressemble à un corps d’homme allongé, ainsi qu'un signe rouge qui suggère l’idée d’une forme humaine soutenant sa tête.

Illustration 3

Vos gravures ne sont pas une illustration, mais plutôt une « redéfinition » des poèmes de M. Darwich. N'est-ce pas une sorte de « recomposition » esthétique de l'œuvre poétique ?

Ma démarche visait à saisir esthétiquement l’émotion à l’origine des poèmes de Mahmoud Darwich. Mon objectif n’était pas de les illustrer, mais de proposer une réécriture de l’émotion, de la vibration, du sentiment, du drame ou du bonheur, toute cette palette d'émotions qui ont permis aux poèmes de naître et d’exister. C'est cet instant précis que je voulais saisir pour le retranscrire avec ma propre sensibilité, mon savoir-faire artistique et mes outils.

J’ai commencé par lire les poèmes dans leur ensemble. Puis, M. Darwich m’a raconté les circonstances et les contextes dans lesquels ces poèmes ont été écrits. Ces éléments m’offraient des clés de compréhension et m’aidaient à éclaircir les événements à l’origine de la naissance du poème. C'est ce point précis qui était fondamental, et le reste, je l'oubliais.

J’ai ensuite écrit chaque poème graphiquement. Une fois que j’ai gravé toutes les planches, j’ai demandé à Hassan Massoudy, calligraphe irakien, de réécrire les poèmes en y intégrant des calligraphies. Je lui ai suggéré de s'inspirer des Muʿallaqāt(المعلقات) – Les Suspendues ou les Pendentifs - ces textes écrits en lettres d'or et suspendus à la الكعبة al-ka'ba, « le cube » - de La Mecque durant la période préislamique.

Ces planches ne sont pas destinées à être lues, mais à être regardées. En mettant l’accent sur l’aspect esthétique, je voulais que ces textes écrits, gravés et calligraphiés aient une portée universelle.

Vous suiviez « le jaillissement - des poèmes - dans une exaltante aventure picturale ». Comment s'est déroulée cette expérience de compagnonnage ?

Mahmoud composait ses poèmes tandis que je les retranscrivais en un second poème graphique de composition géométrique qui, au fur et à mesure, prenait la forme d'un espace différent de celui d'un livre fermé. Je voulais ainsi susciter un regard autre, différent et distancié.

Ce fut un bonheur de travailler avec Mahmoud Darwich. Nous avons vécu des moments de partage, de connivence et de complicité. Ce travail est le résultat de deux voix différentes : celle d'un plasticien qui a créé des signes, des tatouages, des dessins, des traces, des talismans et des symboles, et celle d'un calligraphe qui a participé à la réalisation de ce livre en réinventant à sa manière la calligraphie kufi 4.

Ces créations picturales et ces vibrations d’émotions du plasticien et du calligraphe visaient à rendre hommage à M. Darwich, qui était déjà absent de l’histoire qu’il avait écrite et qui a été revisitée par le plasticien et le calligraphe.

Illustration 4

Vous avez « ouvragé ensemble à la manière des Muʿallaqāt. Que recouvre ce terme et quelle est la signification de cette comparaison ?

Les Muʿallaqāt désignent des textes suspendus à la Kaaba, une construction en forme de cube située à l'intérieur de la mosquée sacrée de La Mecque (Masjid al-Haram). Il s'agissait de joutes oratoires, poétiques et autres, remarquées, distinguées et primées. Ces textes étaient alors calligraphiés en lettres d’or et suspendus dans ce lieu qui était vénéré par les tribus arabes avant de devenir un lieu symbolique de l’islam.

La référence aux Muʿallaqāt est importante, car la Kaaba a été choisie par le prophète Mahomet pour devenir un lieu de pèlerinage et un centre culturel. C'est également un lieu consacré à la prière. C'est le lieu du lever du soleil et l'endroit où l'on se tourne vers la lumière.

Dans l’introduction, Abdelkbir Khatibi écrit : « Les poèmes de M. Darwich et les gravures de R. Koraïchi ne sont pas dans un rapport d’analogie, mais de parallélisme. » Comment peut-on comprendre ce parallélisme entre textes poétiques et images gravées ?

C'est un peu comme les rails d'un chemin de fer. On a besoin des deux pour que le train avance. Elles sont obligées de se regarder sans jamais se toucher. Elles poursuivent le même but et arrivent à la même destination. Ce livre réunit quatre personnalités de renom dans les domaines de l’art, de la littérature et de la pensée dans le monde arabe. Nous avons voulu offrir à la Palestine et à son peuple ce qu'il y a de meilleur dans cette région du monde. A. Khatibi est marocain. H. Massoudy est Irakien. M. Darwich est palestinien et moi, algérien. Ce livre est un acte de solidarité envers la Palestine. C'est ce que les pouvoirs politiques arabes n'ont pas encore réussi à offrir aux Palestiniens.

Pourquoi avoir choisi la gravure ?

On grave le marbre. Graver, c’est laisser des traces pour la postérité. Les gravures du Tassili existent depuis des millénaires. J’aurais pu opter pour des dessins et des peintures. Mais je voulais que ce livre soit gravé, car je souhaitais créer un ouvrage monumental, à l'image des grands corans mamelouks. Mon travail a consisté à graver dans du métal, en l’occurrence du zinc. Creuser à l’intérieur, c’est reproduire le mouvement d’une charrue qui laboure la terre. Pour les Palestinien·ne·s, le rapport à la terre, au labour, à la vigne, aux oliviers et aux orangers est fondamental. Les noms de ces plantes sont très souvent cités dans les textes poétiques de Mahmoud Darwich.

Le travail de gravure se fait à l’envers. Il doit conserver le même souffle et la même rythmique. Lorsque j'ai travaillé sur les planches originales, j'ai commencé par le grand travail en noir qui structurait le mouvement général. La planche n° 18, intitulée Al Katil 5, met par exemple en perspective le signe d’un personnage dont on perçoit la tête, le corps et les deux jambes. Il a les mains levées et tient une arme. Dans cette planche, il ne s'agit pas de figuration, mais de symboles qui créent une forme esthétique. On y voit également une grande barre qui part de bas en haut, de haut en bas et de droite à gauche.

Chaque planche est différente dans sa structure et sa composition. Certaines sont très grandes. Elles ne sont pas faites pour être lues, mais pour être regardées. Il s'agit d'une écriture inspirée des Muʿallaqāt. Ces textes doivent être lus dans le sens des textes suspendus.

Je ne fais jamais de scène préparatoire lorsque je crée. Je crée directement sur la planche. Chaque point que je pose en appelle un autre pour le contrebalancer. Il s'agit vraiment d'un travail d'équilibre. C'est ma planche qui me donne le rythme.

Au fur et à mesure de l’avancement du projet, Mahmoud se rendait compte que le travail de gravure était un dur labeur, et il ne comprenait pas pourquoi je m’acharnais sur un texte déjà écrit. Lorsque je lui expliquais ma démarche, il me disait : « Arrête-toi. Tu en as déjà créé trois, six, dix... » Je lui expliquais alors que je m’arrêterais lorsque j’aurais atteint le chiffre vingt et un, car tout mon travail est basé sur la symbolique des nombres.

Les gravures représentent des motifs architecturaux, des coupoles, des signes qui se juxtaposent et communiquent entre eux, ainsi que des traits symétriques et asymétriques. Certains sont indéchiffrables. D’autres sont illisibles. Les écritures sont inversées… Comment pourrait-on les lire ?

Lorsque je travaille et qu'il m'arrive par inadvertance de renverser de la peinture sur l'objet de mon ouvrage, je ne l'efface jamais. Je l’interprète comme un moment particulier où ma main a tremblé, un moment chargé d'émotions. Ce geste singulier ne doit pas disparaître. C'est à partir de cette tâche que je continue à travailler, car elle est née de cette vibration de l'espace.

Mes compositions se créent au fur et à mesure de l’avancement de mon travail. Ce qui est surprenant pour moi, c’est que je ne vois jamais mon travail dans son ensemble dès le début. Ce n’est qu’une fois terminé et soumis au regard des spectateurs que je découvre ce que j’ai créé. Je suis souvent étonné de découvrir tout ce qui m’a échappé et s’est fait malgré moi. C’est l’appel d’un signe à un autre signe qui me guide vers une voie à laquelle je n’aurais jamais pensé.

Illustration 5

Un état de transe ?

L’être humain est lui-même surpris par ce que son corps peut produire. Lorsque je crée, j’ai l’impression qu’un fluide s’échappe de mes doigts. C'est comme un flux régulier, à l'image d'un fleuve qui se déverse.

Je pense que tout être humain sensible a la possibilité de créer, pourvu qu’il dispose des outils nécessaires. En tant qu'artistes, nous avons la chance extraordinaire de pouvoir exprimer nos émotions et notre créativité en toute liberté. C'est pourquoi il ne faut pas la négliger. Cette passion s'entretient et se cultive par le travail. Il faut travailler sans relâche ! Telle est la clé !

Quelle est la signification du rouge sur les planches dont la surface blanche est gravée de traits noirs ?

Je voudrais d'abord parler du noir et du blanc que j'utilise dans mes gravures. Le noir n’existe que parce que le blanc existe, et vice versa. Le noir et le blanc symbolisent la lumière et le deuil.

Je viens d’un pays ensoleillé, le Sahara algérien. L’ombre et la lumière se côtoient quotidiennement. La dune a une partie ensoleillée et une partie à l’ombre. On dirait un corps de femme allongé, avec sa douceur et ses lignes parfaites. Le vent continue de la sculpter à l’infini. Il n'y a pas de rupture entre la lumière et l’ombre, car les deux sont intimement liées. Le même principe s’applique à la coupole. Une partie est à l’ombre, celle qui rafraîchit, et l’autre est exposée à la lumière. Le noir et le blanc sont des couleurs très difficiles à manier. C'est la trace parfaite.

Et, quelque part, au milieu de ce blanc et de ce noir, une tâche rouge attire le regard. On se demande ce qu’elle fait là. À partir de ce moment, c’est le rouge qui devient la lumière. C'est en quelque sorte un spot. Selon moi, ce rouge représente le sang versé des Palestiniens. Et, de manière plus générale, c’est le sang des êtres humains, c’est-à-dire l’essence de notre corps, car c’est cette substance qui nous fait vivre, fait battre notre cœur et irrigue notre cerveau. Cette tâche rouge présente sur toutes les planches, c’est le sang que l’on garde à l’intérieur de notre corps ou que l’on déverse.

Vos gravures sont des poèmes gravés qui proposent au regard une « cartographie picturale » de la Palestine en tant que nation en exil. S'agit-il d'une manifestation de votre solidarité avec la cause palestinienne ?

Je soutiens la Palestine. Je suis solidaire du peuple palestinien. Je suis Algérien. J’ai vécu la guerre d’Algérie. Selon moi, il existe un lien très fort entre l’histoire de la Palestine et celle de l’Algérie. Le problème palestinien ne pouvait donc que m’interpeler. Je ne pouvais rester insensible à l’histoire particulière de ce pays et de ce peuple.

Les gravures regorgent de références à la Palestine. Au fil des pages, on trouve des passerelles avec l’histoire palestinienne. Presque toutes les planches suggèrent des talismans de protection pour les Palestiniens, car ils ont été déracinés, arrachés à leur terre, comme on arrache un arbre.

Les œuvres Une Nation en exil et La Qasida de Beyrouth seront exposées dans le futur musée qui sera prochainement construit à Ramallah, à la mémoire de M. Darwich. Il y aura un grand jardin qui portera le nom de « jardin du poète », un amphithéâtre, des salles souterraines, etc. Dans ce lieu de mémoire seront exposés les documents, les livres et les effets personnels de Mahmoud Darwich.

Quel regard portez-vous sur cette expérience de compagnonnage et d'amitié, trente ans plus tard ?

Dans le cadre de la réalisation de ces deux livres, ma collaboration avec Mahmoud Darwich s'inscrivait dans le cadre d'un compagnonnage entre artistes créateurs. Mais Mahmoud est avant tout mon ami. Je ne parviens toujours pas à réaliser qu’il n’est plus là, qu’il nous a quittés si rapidement, alors qu’il avait déjà eu plusieurs attaques cardiaques. Ce n’est qu’à la lumière de l’histoire qu’on peut inscrire le temps des événements.

Mahmoud nous a quittés physiquement, mais sa poésie est toujours présente parmi nous. Nous avons récemment inauguré la place Mahmoud-Darwich à Paris. Ce fut un événement très émouvant et chargé d'émotion. Ses proches étaient présents. Elias Sanbar, son ami et traducteur, était présent, ainsi que Farouk Mardam Bey, son ami et éditeur, et Ernest Pignon-Ernest, plasticien qui a réalisé une œuvre sur Mahmoud Darwich à Ramallah, sur les murs, durant la période d’encerclement.

Quels souvenirs gardez-vous de Mahmoud Darwich, l’homme, le poète et le militant ?

Mahmoud était tout cela à la fois. C'était un homme très élégant. Il adorait les belles chaussures. Il aimait la vie, cuisiner, manger, partager... Il était très généreux et cherchait constamment à être utile aux autres.

Il était également paradoxal. Il n’était pas facile à vivre et certaines personnes avaient tendance à le trouver abrupt, voire cassant. Mais je pense que c’était une manière de se protéger. Il avait besoin de s'enfermer dans son monde pour écrire.

Il n'était intéressé ni par le matériel ni par l'argent. Lorsque ses poèmes étaient piratés par des éditeurs clandestins, il disait que la poésie était faite pour être lue et que ce type de publication permettrait au plus grand nombre d'avoir accès à ses poèmes. Il voulait vraiment que ses textes soient accessibles à toutes et à tous.

Mahmoud aimait la vie et le rire. Il avait beaucoup d’humour. Un jour, alors que nous nous trouvions dans la cafétéria d'un hôtel àTunis, un marchand de jasmin nous avait abordés dans l'espoir de nous vendre sa marchandise. Le soir même, alors que nous dînions dans un restaurant au bord de la mer, nous vîmes le même homme qui essayait de vendre ses couronnes de jasmin. En le voyant, Mahmoud l’interpella et lui lança : « Toi, tu es comme le bon Dieu. Là où on va, on te trouve ! » Mahmoud adorait les chats, car ils incarnaient pour lui la révolte et la liberté. Il disait :

« Un chat peut toujours te griffer, même si tu lui donnes ce qu’il désire. Il garde toujours sa fierté d’être chat. » La propreté du chat était un aspect qu’il appréciait beaucoup chez cet animal.

Il me racontait qu’en Israël, lorsqu’il risquait d’être emprisonné, il se sentait rassuré à l’idée de partager sa cellule avec un Kurde, car les Juifs kurdes avaient la réputation d’accorder une grande importance à la propreté.

Il m'a également raconté qu'il avait très peur de se retrouver en prison avec des prisonniers violents. Il m’expliquait que, lorsqu’il était avec des prisonniers de droit commun, ses codétenus finissaient par l’adopter. Comme ils étaient analphabètes, ils lui demandaient d’écrire des lettres à leurs amoureuses. Il devenait ainsi leur écrivain public et le lien entre ces hommes et leurs amoureuses. La prison était pour lui un lieu de communication avec les autres détenus et avec leurs femmes, à qui il écrivait, sans les connaître.

Notes

1. Mahmoud Darwich, Rachid Koraïchi, Une Nation en Exil - Hymnes gravés suivi de La Qasida de Beyrouth,Avigon, Actes Sud, 2010.

2. Diplomate et homme politique algérien.

3. Le poème Sabah el kheir ya Majed – Bonjour Majed - est un hommage écrit suite à l’assassinat de Majed Abou Charar lors d’un voyage à Rome. Dans ce texten M. Darwich exprime sa peine.

4. Le kufi est une forme calligraphique arabe très ancienne, issue d'une modification de l'alphabet syriaque. Ce style a été développé dans la ville de Koufa, en Irak. Les premiers exemplaires du Coran ont été calligraphiés dans ce style.

. Ce titre fait référence au poème Le Mort n°o 18, p. 28.

- Rachid Koraïchi est un artiste algérien. Plasticien, peintre, graveur et céramiste, il se distingue par une œuvre mêlant calligraphie arabe, symboles et signes issus des cultures islamique, berbère et méditerranéenne.

Mahmoud Darwich : Extraits choisis :

Contrepoint, À Edward Said

New York. Edward se réveille sur la paresse
de l’aube. Il joue un air de Mozart. Dispute
une partie de tennis sur le court de l’université.
Médite sur la migration de l’oiseau par-delà frontières et barrières.
Parcourt le New York Times. Rédige sa chronique
nerveuse. Maudit un orientaliste qui guide un général
au point vulnérable du coeur d’une Orientale.
Se douche. Choisit un costume avec l’élégance d’un coq.
Boit son café au lait et crie
à l’aube : Ne traîne pas…

- Poème écrit en hommage à Edward Saïd. Il a été publié en janvier 2005.

Le lanceur de Dés 

Qui suis-je pour vous dire
ce que je vous dis,
moi qui ne fus pierre polie par l’eau
pour devenir visage
ni roseau troué par le vent
pour devenir flûte...
Je suis le lanceur de dés.
Je gagne dès fois, je perds d’autres fois.
Je suis comme vous
ou un peu moins...
Je suis né près du puits
et de trois arbres solitaires telles des nonnes.
Je suis né sans flonflons ni sage-femme.
J’ai reçu mon nom par hasard,
par hasard, appartenu à une famille,
et hérité de ses traits, ses caractères et ses maladies...

- Coll. "Archives privées", traduit de l'arabe (Palestine) par Elias Sanbar, Actes Sud, avril 2010. Titre original - Lâ urîdu li-hâdhî I-qasîdati an tantahî. Editeur original - Riad El-Rayyes Books, Beyrouth.

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