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D’où vient l’idée du documentaire sur Gilberte Chemouli et William Sportisse ?
À l'origine, il y a la rencontre de deux regards, ceux des deux réalisateurs qui travaillaient ensemble sur un autre projet qui n'a pu être finalisé : Jean Asselmeyer et Sandrine Malika Charlemagne. Jean Asselmeyer qui avait réalisé d'autres films sur l'histoire de l'Algérie depuis 2003, souhaitait, de manière diffuse encore, traiter de l'histoire du Parti communiste algérien (PCA), sujet qui n'avait pas été traité de manière significative dans des documentaires. Par ailleurs, il était à la recherche d'une idée pour un film consacré aux Juifs algériens, en particulier ceux qui étaient présents depuis plusieurs siècles, bien avant les Juifs pieds noirs, cette autre catégorie de Juifs qui s’étaient installés après 1830, avec l’avénement la colonisation française. Jean Asselmeyer qui, en 2013, avait croisé William Sportisse à la fête de l'Humanité, lui avait alors proposé d'animer un débat à l'occasion de la projection de l'un de ses films : « Ils ont rejoint le front pour libérer l'Algérie », au studio de La Clef à Paris. William n'avait pas vu le film auparavant et au cours de la discussion qui avait suivi la projection et son discours, ses propos avaient convaincu le réalisateur que ce personnage pouvait incarner ces deux thèmes, l'histoire du PCA et celle des Juifs algériens.
Sandrine Malika Charlemagne a, pour sa part, remarqué le charisme de Gilberte et son côté spontané et très humain et a réussi à la convaincre d'être présente dans le documentaire. C'est ainsi que le film s'enrichissait d'une nouvelle dimension, celle d'un couple uni dans des combats communs jusqu'aux limites de leurs forces, d'où le titre « Deux vies pour l'Algérie… ». À partir de ce moment et de la rencontre de ces deux regards, nous avons pu construire ce film ensemble, conseillés par les historiens Abdelmadjid Merdaci et Ouanassa Siari Tengour de Constantine (Algérie), et Pierre-Jean Le Foll Luciani et Alain Rusio, présents dans le film.
La réalisation du film a duré 8 ans. Comment expliquez-vous cette longue durée ?
Il n'est pas facile de trouver des financements pour un film autour de deux personnages algériens, juifs, antisionistes et communistes, et ceci des deux côtés de la Méditerranée. Il y a eu des périodes d'attente de financements qui, pour la plupart, ne sont pas arrivés. Nous patientions tout en filmant des entretiens avec Gilberte et William et en tournant d’autres séquences avec les moyens du bord. De la même manière, il nous a fallu collecter des fonds et attendre de les avoir obtenus pour entreprendre de payer les techniciens de la post production, monteuse et monteur, mixeur, étalonneur, les frais de location de salles … (A ce jour, les réalisateurs du film n’ont perçu aucun salaire.) Puis il y a eu l’interruption de longue durée due au covid. Voilà en quelques mots les raisons de ces huit années.

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Dans quelles conditions avez-vous tourné le film, en France ? En Algérie ?
Le film est principalement tourné en France, mais aussi un peu en Algérie. Nous souhaitions pouvoir tourner plus longtemps en Algérie, à Constantine et à Alger principalement. Nous comptions beaucoup sur ces tournages qui n’ont pu se réaliser hélas comme nous l’aurions voulu. Lors de notre passage au Festival International du Cinéma d’Alger en décembre 2022, une aide précieuse nous fut accordée et nous avons pu bénéficier d’un jour de tournage. Puis en mai 2022, Sandrine-Malika, membre de la délégation de l’Association Josette et Maurice Audin, a pu filmer quelques images, notamment la prison de Barberousse à Alger. Images filmées dans les conditions qui n’étaient pas les meilleures, mais il nous fallait tourner car le temps passait. Au passage, nous remercions l’association Josette et Maurice Audin, tout particulièrement Pierre Mansat, pour son soutien et les autres financeurs qui ont permis de mener à bien ce film : le Conseil départemental du Val-de-Marne, La Fondation Gabriel Péri et Ciné Archives.
Vous écrivez dans l’argumentaire relatif au financement participatif que vous avez initié sur la plateforme Ulule : « notre approche se démarque des critères des chaînes de télévision par deux points essentiels, d’une part nous nous refusons de limiter notre vision de l’histoire de l’Algérie à la seule période de la guerre de libération mais prenons en compte les 130 années de colonisation de peuplement, et d’autre part nous ne plaçons pas sur un pied d’égalité les souffrances des populations colonisées et celles des colons à l’indépendance. » Comment expliquez-vous le choix de cette approche ?
Nous vous remercions de bien souligner cette approche et de la rappeler. À quelques rares exceptions près en France, les médias dominants placent souvent sur le même plan la souffrance des "Français d'Algérie" (en fait des Européens) et celle des populations autochtones, berbère, arabe, juive. Ce choix revient à refuser de gommer la nature du système colonial, c'est-à-dire une colonie de peuplement dont le but était de remplacer un peuple par un autre et l'existence de deux catégories sociales : les colons et les colonisés. La doxa médiatique tend à faire des colons des victimes spoliées de leurs droits, ce qui est l'inverse de la réalité. Dans ce but, la méthode généralement employée consiste à réduire 130 années de colonisation aux huit années de la guerre de libération. En faisant cela, les nombreuses actions de résistance du peuple algérien menées depuis 1830 sont effacées de la mémoire collective. C'est cette logique que nous refusons, soulignant d'ailleurs qu'elle n'est pas sans rappeler le traitement médiatique actuel d'un autre peuple toujours opprimé et occupé… (le peuple palestinien, N.D.L.R).
Le film est agrémenté d’images empruntées aux archives. Quels événements avez-vous choisis de mettre en lumière et quelle est la valeur ajoutée de ces documents ?
Ici aussi le manque de moyens financiers s’est cruellement fait sentir, quand on sait combien coûtent les archives (pour exemple 400 euros l’utilisation de 30 secondes via l’Institut national de l'audiovisuel (INA). Grâce à Moïra la fille du réalisateur français René Vautier, et aux Mutins de Pangée (coopérative audiovisuelle et cinématographique de production et d'édition, N.D.L.R ) qui ont mis grâcieusement à notre disposition des images du maquis tournées par René Vautier, nous avons pu remédier à cet écueil. Nous avons pu également évoquer la lutte du PCA grâce aux images achetées à "Ciné archives", le fonds Documentaire du Parti communiste français.
Le film présente un éclairage sur le Parti communiste algérien et son rôle dans la revendication indépendantiste algérienne. Il fait également état des violences et persécutions commises par les autorités algériennes à l’égard des membres du parti communiste algérien après l’indépendance du pays. par l’État algérien. Quel est l’apport nouveau de ces témoignages oraux ?
Le film ne fait pas que présenter "un éclairage" sur le Parti communiste algérien et son rôle dans la revendication indépendantiste algérienne pour reprendre votre formulation, mais comme le dit William, l'indépendance est certes une étape importante dans la lutte, mais le but des communistes était l'établissement d'une société plus juste plus égalitaire. Et si le PCA s'était associé à la lutte pour l'indépendance nationale, sa lutte ne s'arrêtait pas à cette étape décisive qu'il avait contribué à conquérir. La répression des membres du PCA trouve son origine dans le désaccord entre la fraction dominante du pouvoir et les options progressistes mettant en avant les luttes sociales. Il n'y a pas d'apport vraiment nouveau sur le fond dans le témoignage de Gilberte, sinon sa spontanéité et la distance toute faite d'humour dans le ton qu'elle utilise. D'ailleurs, dès 1966, paraissait aux éditions de Minuit un ouvrage intitulé Les torturés d'El Harrach, préfacé par Henri Alleg, recueillant des témoignages de militants torturés. La lettre envoyée de sa prison par William Sportisse adressée au Président Boumedienne le félicitant pour sa prise de position en faveur de la lutte du peuple palestinien contre l'occupant sioniste constitue, par contre, un apport original et témoigne de la conception internationaliste de la lutte de William et du PCA.
Le film propose un coup de projecteur sur la participation des Juifs algériens à la seconde guerre mondiale et à la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, réalité qui n’est pas toujours connue des Algériens. Dans son témoignage, William Sportisse évoque l’antisémitisme français à l’égard des soldats juifs dans les rangs de l’armée française pendant la seconde guerre mondiale : « Ils ont commencé à parquer les soldats juifs algériens qu’il avaient mobilisés.On les avait mis dans des centres et on les avait habillés avec des tenues militaires qu’ils avaient teint en noir au point où on les appelait « les corbeaux » pour montrer qu’ils étaient des juifs. Nous étions toujours à part et on ne nous donnait pas d’armes », raconte-t-il. Cette question d’une brûlante actualité semble être importante pour lui. Pourquoi selon vous ?
Sans être réellement "d'une brûlante actualité" le témoignage de William sur le traitement des appelés juifs dans l'armée française en 1940 est un témoignage inédit. Avec l'abolition du décret Crémieux qui avait accordé la citoyenneté française aux juifs en 1871, William a été renvoyé de son lycée parce que juif et ces discriminations l'ont bouleversé.
Si vous deviez, en trois idées, définir le parcours de ces deux militants communistes qui ont consacré leur vie « pour l’Algérie et pour tous les damnés de la terre », quelles seraient-elles ?
Trois idées et surtout trois pratiques : la lutte pour l'indépendance nationale du peuple algérien et pour le communisme à un âge précoce, chacun de son côté d'abord. Et enfin, leur ténacité cimentée par leur solidarité face aux épreuves, la prison, la torture, l’exil.
Quelle est, de votre point de vue, l’importance de ce film pour l’Algérie et pour la France ?
Nous laissons les spectatrices et spectateurs se forger leur propre opinion sur la question.
Emission sur Alternatv : "L'Interview", conçue et animée par Nadia Agsous
https://www.facebook.com/alternatv.info/videos/1230950244693907?locale=fr_FR
« Deux vies pour l'Algérie et tous les damnés de la terre »Documentaire écrit et réalisé par Sandrine-Malika Charlemagne et Jean Asselmeyer - Algérie, France- 202470 minutes - 16 mm & HD - Couleur