Cette œuvre collective devient un lieu de rencontre, de dialogue et de partage autour d’une démarche artistique participative et collective, où l’on apprend à créer ensemble. Vivre ensemble, c’est bien. Faire ensemble, c’est encore mieux ! Hocine Ali Benali (1)
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Comment est né le projet « Aux Mille lieux » et quelle a été votre démarche, del’idée originale jusqu’à la matérialisation de l’œuvre ?
“Aux Mille lieux” est une installation artistique et architecturale de 630 m² que j’ai imaginée à partir de la peinture Tension délicate n° 85 (1923) de Vassily Kandinsky (1866 - 1944), et que nous avons réalisée avec l’association Au milieu (2), une association socio-éducative et culturelle en résidence dans le parc Jean Moulin-les-Guilands, à Bagnolet. En ma qualité d’artiste peintre et architecte, ce projet s'inscrit dans mes différentes recherches de transversalité entre architecture et peinture. J’ai en effet toujours peint la ville et cherché à rendre possible l’idée de vivre en immersion dans une œuvre peinte. Cette installation architecturale éphémère est la première expérimentation d'une démarche artistique nouvelle que j'ai appelée « Archéoplasticisme », mot composé du grec « Arché » pour architecture et « Plastek » pour arts plastiques. Cette démarche m’a été inspirée par l’approche synesthésique de V. Kandinsky, qui établit un rapport entre peinture et musique. J’ai transposé cette approche dans ma démarche plastique, où peinture et architecture s’interpellent et se font écho dans une éclosion de volumes et de couleurs. Comme le disait ce grand artiste, « créer une œuvre, c’est créer un monde », un monde dans lequel vivre, habiter, rêver, rencontrer… C'est la raison pour laquelle j'ai souhaité lui rendre hommage à travers ce projet.
Pourriez-vous expliquer les raisons qui vous ont amené à choisir Vassily Kandinsky comme référence inspiratrice, en mettant en lumière les aspects de son œuvre ou de sa démarche qui ont nourri votre création ?
Au fond, j’ai toujours pensé que si j’avais la chance de réaliser une première expérience d’installation archéoplastique, ce serait avec une œuvre de V. Kandinsky. En effet, c’est à la suite de la découverte de sa citation « Créer une œuvre, c’est créer un monde » et de l’influence de son travail sur le mien, en tant que peintre, que j’ai trouvé un nouveau chemin à ma démarche artistique.
Rendre hommage à ce géant de la peinture du XXe siècle était donc une évidence pour moi, et de plus, heureuse coïncidence si j’ose dire, le grand Jean Moulin ((1899 - 1943), l’artiste et le résistant, aimait beaucoup la peinture de V. Kandinsky. Ainsi, réaliser une première installation architecturale et plastique à partir d’une œuvre de V. Kandinsky dans ce parc qui porte son nom, c’est aussi lui rendre hommage, aussi modestement soit-il !
En quoi l'environnement concret du parc Jean-Moulin-Les Guilands, avec ses contraintes spatiales, sociales et techniques (présence d'équipements, accès, sécurité, fréquentation), a-t-il influencé la conception et la mise en œuvre de votre installation archéoplastique ?
À dire vrai, le principe même du concept d’installation archéoplastique que j’ai développé est pensé pour s’implanter dans n’importe quel lieu où les conditions spatiales (dimensions et topographie du terrain) et sociales (contexte à forte fréquentation, espaces de détente et de loisir, interactions sociales, etc.) sont réunies pour tisser du lien social, partager des savoirs et rassembler autour d’un événement culturel et artistique inhabituel. Il s'agit en principe d'une installation éphémère, prévue pour une durée de six mois à un an maximum. En ce qui concerne son implantation sur la cour Carrée, j'ai dû tenir compte des équipements déjà en place, des accès, des matériaux à utiliser et des conditions de sécurité, notamment du passage réservé à l'intervention éventuelle des sapeurs-pompiers qui traversent la cour Carrée sur toute sa longueur.
De quelle manière le projet prend-il en compte, s’adapte-t-il ou dialogue-t-il avec les spécificités géographiques, sociales et culturelles du territoire où il s’implante ?
Il faut savoir que la cour Carrée du parc Jean Moulin Les Guilands est désormais un lieu très fréquenté, grâce à la présence de l'association Au milieu, à son travail d'animation socio-éducatif et culturel, ainsi qu'aux multiples activités proposées aux habitant.e.s et aux visiteurs du parc depuis plus de trois ans. Le projet « Aux Mille lieux » y trouve parfaitement sa place, apportant une nouvelle dimension artistique et esthétique en continuité avec les activités sociales et culturelles de l’association Au milieu qui sont déjà très appréciées des habitué.e.s du parc. La cour Carrée est aujourd'hui un lieu d'échanges agréables où les gens se parlent, un lieu de brassage et de rencontres intergénérationnelles. Notre installation architecturale y contribue fortement. Elle devient d'ailleurs le support d'une programmation culturelle qui se déroulera ces prochains mois : concerts, représentations chorégraphiques, conférences, visites guidées de l'œuvre, expositions, ateliers artistiques, etc.
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Comment les différents partenaires (municipalité, associations, citoyens, etc.) se sont-ils concertés ou mobilisés pour porter ce projet ?
Au-delà de sa démarche artistique novatrice, « Aux Mille lieux » est avant tout une aventure culturelle collective et une expérience humaine résolument participative, réunissant des publics de tous horizons. Sa réalisation a reposé sur un chantier participatif de plus de six mois, co-construit avec les habitant·e·s, jeunes et moins jeunes, du département de la Seine-Saint-Denis. Le projet a mobilisé les enfants et les jeunes du quartier de La Noue (écoles, collèges, lycées, centres socio-éducatifs) à travers des ateliers de pratique artistique et architecturale. En parallèle, des personnes en insertion, dans le cadre du programme Territoire Zéro Chômeur, ont été formées aux métiers d’avenir liés à l’éco-construction, au réemploi et à l’artisanat. Cette collaboration a permis de bâtir à Bagnolet un projet artistique, social, écologique et culturel favorisant la rencontre intergénérationnelle, la participation citoyenne et l’épanouissement collectif.
L’initiative a pu voir le jour grâce à de nombreux partenariats, notamment avec : le lycée Eugène-Hénaff, les Compagnons Bâtisseurs, les Ouvriers de Joie, l’association « Move and Art », les agences locales d’insertion, les établissements scolaires et centres socio-culturels de la ville, ainsi que des acteurs institutionnels tels qu’Est Ensemble Habitat. Le projet a par ailleurs bénéficié d’une reconnaissance institutionnelle forte : labellisation par Multitude, la biennale interculturelle de la Seine-Saint-Denis. Lauréat de plusieurs appels à projets : Contrat de ville Est Ensemble / Préfecture de la Seine-Saint-Denis, Compétences et insertion,Transition écologique. Il a aussi été financé par plusieurs bailleurs sociaux, dont Est Ensemble Habitat et Logirep, ainsi que soutenu par la mairie de Bagnolet. Enfin, Émergences 93 nous a invités à présenter notre installation dans le cadre de la Biennale des métiers d’art et de la création, organisée au Centre national de la danse à Pantin en avril 2025. Une opportunité précieuse, qui nous a confortés dans notre démarche alors que nous étions en pleine phase de création.
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De quelle manière le public a-t-il été associé au projet, et comment s’est-il approprié cette démarche artistique ?
Le projet « Aux Mille lieux » a permis de proposer un parcours pédagogique riche aux enfants et aux jeunes du département, en partenariat avec les écoles, les centres socio-éducatifs et culturels, ainsi que le lycée Eugène Henaff. Un immense travail de sensibilisation au projet a ainsi été mené dès le départ : distribution de plaquettes de présentation du projet aux visiteurs du parc, animation d'ateliers de sensibilisation et de pratiques artistiques proposés aux habitants ainsi qu'aux enfants des centres socio-éducatifs, des écoles et des collèges du territoire. Des visites de musées sont également prévues, notamment au Centre Georges Pompidou, au musée d’Art moderne de la ville de Paris et à l’exposition « Kandinsky et la musique des couleurs » à la Philharmonie de Paris.
Nous avons également collaboré avec les élèves et les professeurs des sections professionnelles bois, menuiserie et topographie du lycée Eugène Henaff. Les élèves ont eu pour projet pédagogique et artistique de réaliser quelques modules du projet et de participer à l’implantation de l’installation artistique sur la cour Carrée.
Des chantiers participatifs d’insertion socioprofessionnelle ont également été organisés et proposés autour des métiers du bois, du réemploi des matériaux et de la maîtrise des outils associés par l’association Au milieu. Des stagiaires, des lycéens et des étudiants en art ont également été pris en charge dans le cadre de ce projet.
Les habitant.e.s se sont rapidement approprié cette installation en participant directement à sa réalisation. Durant les derniers moments du chantier de mise en couleur de l’œuvre, une maman d’élève du lycée E. Henaff, à qui je remerciais de participer aussi activement aux travaux de peinture, m’a dit : « Vous n’avez pas à me remercier, Hocine, cette œuvre est pour nous, elle est à nous. Je vais en profiter tous les jours, moi ! On veut la garder ! »
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En quoi la démarche synesthésique de Kandinsky, consistant à associer couleurs, sons, voire musique, a-t-elle nourri ou orienté la conception artistique de votre projet ?
J’ai toujours partagé avec Vassily Kandinsky cette approche dite synesthésique, que j’ai tout simplement appliquée aux volumes que j’ai pu générer à partir des formes en deux dimensions de la peinture de référence, Tension délicate n° 85, en respectant les couleurs afin de retrouver la configuration totale du tableau vu du ciel. J’ai également toujours travaillé en musique, et pour ce projet, j’ai proposé, durant le processus de création, une composition volumique introduisant la notion de déambulation chorégraphique, de mouvements du corps dans l’espace, de rythme et de scansions, de mesure et de fonctions en articulation avec les volumes et les couleurs associées. Il s'agissait pour moi de proposer un espace architectural sensible aux multiples mouvements du corps et aux différents usages. Je voulais proposer des parcours multiples en immersion dans cette œuvre plastique, avec des moments de pause, d’accélération, de silence et de respiration, tout comme en musique.
De quelle manière les principes d’abstraction et la théorie des couleurs développés par V. Kandinsky ont-ils été transposés ou adaptés dans la conception du projet ?
Par essence, les dessins d’architecture sont abstraits. J’ai simplement appliqué une démarche architecturale à la peinture Tension délicate n° 85 de V. Kandinsky. Elle m’a servi de plan d’architecture. J’ai essayé de respecter au mieux la théorie des couleurs de V. Kandinsky (le bleu pour le cercle, le rouge pour le carré et le jaune pour le triangle) en restituant l’œuvre picturale de départ dans une vue du ciel. Une vue d’en haut, en plan de masse ou à l’aide d’un drone, permet d’évaluer la fidélité à l’œuvre de V. Kandinsky et à sa théorie des couleurs.
Repères bio :
1. Hocine Ali Benali est architecte, artiste peintre et enseignant en arts et architecture. Il est un créateur polyvalent, reconnu dans les milieux de l’architecture et de l’art contemporain, dont le travail explore les liens entre peinture, photographie et espace urbain.
2. L’association Au Milieu est un tiers-lieu associatif situé au cœur du parc des Guilands à Bagnolet (93170), en Seine-Saint-Denis. Fondée en 2020 par Estelle et Tanguy Pastout, cette structure se consacre principalement au réemploi, à la valorisation de l’artisanat, et à la transition écologique.