nadia kamali

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Billet de blog 2 avril 2025

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Ceux qui créent une école privée hors contrat ne la créent jamais seuls.

Les fondateurs d’écoles sont glorifiés comme des visionnaires solitaires. Mais derrière chaque projet éducatif, il y a une multitude de travailleurs sans lesquels rien ne tient. Cette tribune interroge la légitimité de ceux qui s’approprient ce qui a été construit à plusieurs.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On a tous entendu ce genre d’histoire. Le récit d’un fondateur, parti de rien – ou presque –, qui, à la force de sa vision, a "créé une école". Pas une école ordinaire, non. Une école différente, audacieuse, pleine de promesses. Il (c’est souvent un "il") l’a pensée, conçue, financée, et donc, naturellement, elle est à lui.

Fin de l’histoire ? Pas vraiment.

Parce qu’en réalité, ce que ce récit oublie – ou efface avec une grande élégance – c’est que cette école, comme toutes les écoles, n’existe que grâce à celles et ceux qui la font tourner. Les profs, les personnels, les coordinateurs, les agents d’entretien, les familles, les enfants… Bref, toute une chaîne humaine sans laquelle même la plus géniale des visions reste un PowerPoint oublié au fond d’un Drive.

Et pourtant, malgré cette évidence, c’est bien le fondateur qui détient la propriété. Comme s’il avait, seul, enfanté une institution entière. Comme si un établissement pouvait sortir du néant par la seule force d’une idée et d’un capital initial.

À ce moment précis, on aimerait bien que Proudhon entre dans la salle, pose son sac et lâche son célèbre : « La propriété, c’est le vol. » Et que tout le monde médite là-dessus en silence.

Ce n’est pas juste une question morale. C’est une construction idéologique. Le capitalisme nous a appris à valoriser ceux qui "prennent le risque", ceux qui "ont l’idée", en invisibilisant joyeusement tous ceux qui travaillent concrètement à faire exister cette idée dans le réel. David Graeber l’a très bien analysé : la société moderne chérit ses chefs de projets et ses fondateurs, pendant qu’elle méprise ses personnels essentiels – ceux qui font, au jour le jour.

Et dans le cas d’une école, cette logique devient franchement absurde. Parce qu’on parle ici d’un lieu d’apprentissage, d’émancipation, de démocratie. Ce serait presque comique si ce n’était pas aussi violent : un lieu censé former des esprits libres, gouverné comme une start-up, parfois même comme une petite monarchie éclairée.

Il serait temps d’en finir avec cette illusion de la création solitaire. Une école n’est pas une œuvre d’auteur. Ce n’est pas une installation artistique. C’est un commun. C’est quelque chose que l’on bâtit à plusieurs, que l’on ajuste, que l’on négocie. Cela s’appelle vivre en société.

Des penseurs comme Elinor Ostrom ou Bernard Friot ont proposé d’autres façons de penser la propriété. L’une avec les communs, l’autre avec le salaire à vie. Ils nous rappellent que ce que nous considérons comme "naturel" – la propriété individuelle, la hiérarchie – est en fait le fruit de choix politiques. Et qu’on peut en faire d’autres.

Alors non, fonder une école ne donne pas le droit d’en être l’unique propriétaire. Ça donne peut-être le droit d’en être l’initiateur. Mais une fois qu’elle existe, qu’elle fonctionne grâce à tout un collectif de travail, elle appartient à ceux qui la font vivre. À ceux qui préparent les classes, gèrent les conflits, nettoient les toilettes, accompagnent les enfants. Pas à celui qui a trouvé un local et rempli un business plan.

On peut continuer à raconter des mythes de fondateurs visionnaires. Ou on peut décider de regarder la réalité en face : une école, c’est toujours une aventure collective. C’est peut-être moins glamour, mais c’est infiniment plus juste.

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