Je tremble tout le temps, tous les jours, à chaque instant, depuis que je suis devenue mère. Pas un tremblement visible, plutôt une secousse intérieure, un courant continu qui ne me quitte plus. J’ai appris ce que signifie attendre pendant que son enfant suffoque, dans une salle où des infirmières riaient à côté, indifférentes. Ce contraste m’a glacée plus que les crises elles-mêmes. Mon fils avait alors huit ans. Asthmatique. Étendu sur une table en fer, les bras ballants, plus il cherchait à arracher l’air de la pièce, plus ses poumons se vidaient. Si je n’avais pas crié, si je n’avais pas menacé, si je n’avais pas exigé, il ne serait peut-être plus là aujourd’hui. Voilà ce qu’est l’hôpital au Maroc : un lieu où l’on ne soigne pas, où l’on paye même le droit de respirer.
Ce n’est pas une exception. C’est la routine. Chaque famille a sa version de l’urgence transformée en supplication. On attend à même le sol, on surveille un couloir désert, on guette le médecin qui ne viendra pas, avec ou sans insistance. On devine le billet qui débloquera la seringue, on calcule combien coûte l’air. La dignité se mesure en dirhams.
Dans Triple A, nous avions tenté de le dire autrement : l’hôpital comme théâtre. Pas celui de la guérison, mais celui de la corruption huilée. Des gestes mécaniques, une enveloppe qui passe, un sourire convenu pour masquer l’immobilité. Rien n’est improvisé : tout est déjà réglé, comme dans une pièce dont on connaît tous u peu trop bien la fin.
Ce système n’est pas un accident. C’est un héritage. Le protectorat a laissé plus que des murs décrépits et des formulaires : il a transmis une logique. Acheter pour faire taire. Distribuer pour calmer. Diviser pour durer. Une logique qui s’est incrustée, génération après génération, au point de devenir familière. Et depuis 56, on continue, on laisse prospérer la gangrène, mais jusqu’à quand ?
Alors on se dit mektoub. On se persuade que c’est écrit. Ce mot sert-il d’excuse ou de résistance ? Ce fatalisme évite certes la folie, mais il enferme aussi. Il étouffe la colère comme une chappe de plomb. Quand tout est attribué au destin, rien ne peut vraiment changer. En Inde, on l’appelle karma. En Chine, on parle d’harmonie confucéenne. Partout, on rhabille l’injustice pour lui donner l’allure de l’ordre.
Et pourtant, depuis ce 27 septembre quelque chose se lève. Ni un programme, ni un chef. Juste un cri. Il vient de ceux qu’on croyait absorbés par leurs écrans. Ces jeunes Z qui n’ont pas fui, qui n’ont pas baissé les yeux. Ils filment. Téléphone au poing, ils renvoient l’image du réel à ceux qui cherchent à l’effacer. Chaque vidéo est une brèche dans notre mur de résignés, chaque séquence volée une preuve que l’oubli n’est plus une option.
Je tremble toujours, mais le tremblement a changé de texture. Ce n’est plus seulement la peur. C’est plutôt une inquiétude mêlée de fierté. Ces jeunes, que l’on pensait anesthésiés, rappellent qu’il existe un nous. Pas de ce nous folklorique pour l’export, pas un nous de slogans. Un nous discret, qui tient dans une main levée, dans une voix qui refuse désormais de se taire.
Et il nous reste notre drapeau. Pas celui qu’on brandit dans un stade pour noyer la colère sous les chants, mais celui qui passe de main en main.
Si nos rues tremblent aujourd’hui, comme nous, c’est peut-être parce que rien n’est encore décidé. Le silence n’a pas disparu, la survie nous colle encore à la peau. Mais il y a désormais dans ce tremblement une possibilité : tenir la vie avant qu’elle ne nous échappe de nouveau.