nadia kamali

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Billet de blog 3 juillet 2025

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Regarder Gaza et se taire : le Sirat nous laissera-t-il traverser ?

Je n’ai pas vu un film. J’ai traversé le Sirat. Et je ne suis pas certaine d’en être revenue. Des corps en transe, l’adhan dans la brûlure du soleil, puis les wagons. Pas Gaza, pire : notre silence. Sirat ne montre pas. Il confronte. Il nous force à regarder ce que l’on évite. Ce soir-là, j’ai suffoqué. Et vous, le Sirat, vous laissera-t-il passer ?

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Je n’ai pas vu un film. J’ai traversé le Sirat. Et je ne suis pas certaine d’en être revenue entière.

Il y avait ces corps, abîmés d’illusions. Des corps qui dansent, non pour séduire, mais pour ne pas chuter. Les enceintes posées à même le sable crachaient un rythme lourd, tribal, obsédant : un cœur battant dans un désert assiégé.
À contretemps du monde.

Ils dansaient ces ravers sans patrie, sans futur et sans illusion. Ils dansaient comme on lutte, ou comme on prie. Comme on dit : je suis cassé, mais encore vivant. Et autour, le sable, le vent, le ciel d’un rouge malade. Et plus loin, ce qu’on ne nomme pas, mais qu’on devine, la guerre encerclante, tapie derrière la dune, prête à faire taire le son et à figer les corps, à les draper d’un linceul. Puis vient le silence, pas un silence de fin, un silence de seuil.
Quelque chose se ferme, quelque chose bascule. Et là, s’élève l’adhan. L’appel pur et tranchant qui fend le jour et annonce autre chose. L’heure ou le jugement. La fin de la danse, peut-être ou son accomplissement. Et tout change. Le sable devient sol, les corps redeviennent âmes.
On quitte la transe pour entrer dans la vérité.

Jamais un titre n’a aussi bien dit ce qu’un film avait à nous infliger. Sirat.

On dit que le Sirat est plus fin qu’un cheveu, plus tranchant qu’une lame. Qu’il surplombe les enfers, que seuls passent ceux dont les actes, un à un, pèsent plus que leurs silences.
Ce soir-là, j’ai vacillé sur ce pont. Et dans ce film, c’est justement la chair qui tremble. La mienne, la vôtre, celle de nos enfants. Pas une peur de mort, non, ce vertige-là, je crois l’avoir apprivoisé. Mais une peur plus sourde, plus insidieuse : celle de voir mon enfant basculer. Non pas vers l’enfer, mais vers l’indifférence. L’indifférence à la douleur des autres. L’indifférence qui fait écran entre nos vies bien tenues et ces wagons d’humains qu’on regarde fuir la guerre sans broncher.

Ce soir-là, Sirat m’a prise à la gorge. Littéralement. Pas de larmes, pas de ce pathos auquel, nous, scénaristes, cherchons à tirer les ficelles. Et pourtant, je pleure si facilement, j’ai pleuré pour des comédies romantiques, pour des bêtises adolescentes où l’amour finit toujours par triompher, c’est dire ! Mais là, rien. Juste une suffocation, un nœud dans la trachée, une demande d’air et de sens. Une envie de fuir la salle et en même temps, une incapacité à bouger, hypnotisée par ce que je voyais. Et plus encore, par ce que je ne voulais plus ignorer. Sirat m’a littéralement étranglée. Pas au sens métaphorique : j’ai réellement manqué d’air. Pas de larmes donc et elles m’ont terriblement manquées, elles m’auraient au moins permis un soulagement cathartique. Juste cette sensation primaire d’étouffer. À cause de la fiction ? Non. À cause du réel, réintroduit dans la fiction comme une lame de fond. Ce qui me hante alors, ce n’est pas la guerre. La guerre, je la lis, je la sais, elle me traverse. Ce qui me hante, c’est la réception. Ou plutôt : son absence. Ce monde où les morts s’empilent comme des stories. Ce monde où la Palestine devient un décor. Où des wagons d’humains fuient la nuit, et où Paris, ce soir-là, discute de la canicule. La guerre n’est pas montrée, mais elle est là, dans chaque plan, dans chaque pas, même dans la transe. Dans chaque respiration coupée. Il n’y a pas besoin de dire son nom, on la reconnaît. Cette terre qu’on éventre. Ce désert qu’on quadrille.

Car c’est ça Sirat : une mise à nu, celle de nos rapports à la mort, à la maternité, à la guerre et à l’histoire. Une fiction, oui, mais une fiction qui regarde droit dans les yeux la réalité. J’y ai vu, sans qu’elle ne soit ni montrée ni évoquée, une Palestine éventrée, des enfants qu’on enterre sans nom, des mères qui n’ont plus de larmes mais un cri dans la gorge, sec et râpeux, qui vous traverse. On est loin du film bien-pensant, pédagogique ou militant. On est dans l’épure. L’épure des damnés, la retenue de ceux qui n’ont plus rien à perdre, sauf peut-être un dernier souffle de vérité. Et dans cette clarté, quelque chose s’effondre. Une part de notre cynisme confortable, de notre distance. Cette petite voix qui dit : « Ce n’est pas ici, ce n’est pas nous. » Si, c’est nous. C’est notre Sirat collectif. Ce pont que nous refusons de nommer, alors que chaque jour, d'autres y chutent, pendant que nous cherchons encore le mot juste pour dire « génocide ».

Et moi, au milieu de cette salle parisienne, j’ai senti la honte. pas celle qu’on récite, celle qui vous poisse la peau. Celle qu’on n’essuie pas. Celle de mon confort et de ma distance, de mes postures.  Sirat m’a laissée là, au bord. Ni sauvée, ni damnée, juste responsable.

 J’ai senti que ma voix, que j’utilise pourtant souvent, manquait cruellement de vérité quand elle ne tremble pas. Et ce film m’a dit, sans effets, sans slogans : «Tu as des enfants, donc tu ne peux plus détourner le regard. » J’ai haï ce que je voyais. J’ai ressenti, viscéralement, l’envie de détourner les yeux. Et c’est précisément là que Sirat frappe, parce qu’il vous met face à notre propre lâcheté, notre confort, nos détours mentaux. Ce cinéma ne nous émeut pas. Il nous expose.

Et cette pensée obsédante : « est-ce qu’on s’est habitués à l’horreur ? »

Sergi López était là, immense. Il ne joue pas. Il traverse. Et on traverse avec lui.
Et moi, j’étais là, avec mon fils à mes côtés. Mon enfant devenu grand.
Et soudain, plus rien ne tenait. Je ne regardais plus l’écran. Je regardais son profil, sa mâchoire, sa fragilité intacte. Et j’avais envie de le prendre dans mes bras, comme quand il avait deux ans, trois peut-être, envie de le serrer, de le cacher, de lui épargner ce que ce film dévoilait : la peur. Pas celle du noir.
Ni celle des monstres. La vraie. Celle d’un monde où les mères n’ont plus le temps de pleurer.

Et puis les wagons sont arrivés, lents, implacables, emplis de ces silhouettes entassées. Des corps debout. Des femmes et des enfants muets.
Et là, notre individualisme n’a plus eu d’échappatoire. On a été forcés de sortir de soi. Expulsés de notre petite bulle bien tempérée. On a revu dans nos têtes d’autres images, celles des journaux, des chaînes d’info. On a vu la guerre. Celle qu’on feint de ne plus voir. Pas besoin de la nommer. Elle suinte à chaque plan. Elle a l’odeur de la terre brûlée. Du sang séché sur les joues. Elle a le nom de cette terre qu’on piétine depuis soixante-quinze ans. Elle a ce visage sans nom : la Palestine.

Et ce n’est pas une leçon de géopolitique. C’est un poing dans le ventre, parce que malgré toute notre bonne volonté, malgré notre indignation, notre empathie se heurte toujours à une frontière : celle de nos propres entrailles.

On pense d’abord à nous. À nos enfants. À nos peurs. Et on découvre, presque honteux, qu’on s’habitue. Oui. On s’habitue à la mort des autres. On défile. On poste. On partage, et on continue. On dîne. On corrige des copies. On regarde ou on écrit une série. Et là, Sirat nous ramène, sans détour. La musique a disparu. Sans pathos.
Juste cette vérité nue : tu sais. Et tu ne fait rien. Oliver Laxe ne filme pas pour nous convaincre. Il nous tend un miroir froid et tranchant. Et dans ce miroir, on voit nos priorités, nos terreurs d’Occidentaux repus, nos larmes faciles pour les fictions, et notre mutisme devant l’insoutenable réel.

Ce film ne demande pas d’applaudissements (il en a reçu). Il demande des comptes !

Oliver Laxe ne filme pas. Il ouvre, fend la surface. Il va chercher ce qu’on évite. Il ne cherche ni la beauté et encore moins la morale. Il offre le silence comme une gifle. Et dans ce silence, chaque image vous juge.

Et c’est là que réside la violence. Ce n’est pas un film qui cherche à nous faire pleurer, c’est un film qui nous empêche de dormir. Sirat n’est pas un film à analyser. C’est une claque, un électrochoc, un rappel et un miroir en même temps c’est aussi bien sûr un pont, fragile et suspendu entre le monde qu’on fuit et celui qu’on doit affronter. Oliver Laxe (je le dis quand même, même si je ne veux pas parler de « talent », ce mot est trop pauvre ici), Oliver filme comme on exhume la mort : lentement, précautionneusement, avec respect. Il donne à voir ce que la vie ordinaire nous a appris à ignorer. Il fait surgir, de la poussière et de la cendre, une lumière qui ne réchauffe pas, elle brûle. Il refuse les effets. Il refuse le spectaculaire. Il ne veut pas qu’on admire. Il veut qu’on suffoque.
Et j’ai suffoqué. J’ai compris, ce soir-là, que nous étions tous des funambules.
Sirat n’est pas une œuvre engagée, c’est une œuvre exigeante. Elle exige qu’on se tienne droit, qu’on accepte de ne pas détourner le regard. Qu’on entende, même si ça fait mal, surtout si ça fait mal. Que chaque regard détourné creuse un peu plus le vide, que chaque silence complice élargit le gouffre et que la seule façon d’en réchapper, c’est peut-être de parler. De dire, même mal, même trop tard.  En sortant, je n’ai rien dit. Je n’ai pas pu. Les mots venaient trop vite, trop mal. Alors j’ai marché, avec mon fils à mes côtés, j’avais envie à nouveau de le prendre dans mes bras de le serrer fort, puis je me se suis retenue. Longtemps. Avec cette phrase en boucle : « Que reste-t-il de nous, si l’on regarde sans trembler ? »

Sirat n’est pas un film. C’est un passage. Et nous sommes tous dessus, en équilibre, entre le confort et la honte, entre la parole et l’oubli. Ce soir-là, j’ai compris qu’il n’y avait plus d’excuse, qu’écrire, parler, dénoncer n’est peut-être pas suffisant. Mais que se taire, c’est déjà tomber.

Et peut-être que c’est ça, ce que devrait devenir l’art aujourd’hui : ne plus chercher à consoler, ou à divertir, juste rappeler avec brutalité et délicatesse à la fois, que tant que nous respirons, tant que nous regardons, tant que nous écrivons, nous avons une responsabilité. Celle de ne jamais, jamais, nous habituer à l’horreur. Alors oui, Sirat nous attend. Tous. Un par un. Et il ne nous posera qu’une seule question : « Est-ce que toi, tu passeras ? »

Je ne sais pas. Mais ce que je sais, c’est que je n’oublierai jamais que ce film m’a regardée. Et qu’il a vu.

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