Nous partageons désormais un abonnement familial à ChatGPT comme autrefois on partageait le journal du matin ou le poste de radio. Mais qu’est-ce que cela dit de nous ?
Que nous avons troqué la conversation pour un service, la dispute pour un abonnement, le lien pour un code. Que nos enfants réclament des voix sucrées, rassurantes, pendant que d’autres s’érigent en héritiers virilistes. Entre la caresse algorithmique et la brutalité masculine, nos sociétés dessinent un avenir étrange : un monde sans conflit verbal, mais sans pensée.
L’IA est devenue le doudou des solitudes domestiques. Un placebo à abonnement mensuel. On ne parle plus à ses enfants, on leur colle un chamallow vocal. On ne parle plus à ses voisins, on signe un contrat premium. Nos sociétés ont fait des mots un service client. Un psy discount, une maman de substitution, une compagne de cuisine. Tout sauf une pensée. Tout sauf un affrontement.
Un matin, scène banale. Mon fils me dit : « Ton ChatGPT est insupportable. Il critique, il fait le malin. » Il voulait, en réalité, une machine-chamallow. Une voix douce, polie, docile, pas vraiment un interlocuteur supplémentaire, plutôt un nouveau miroir.
Et moi, j’ai vu se dessiner là le miroir de notre époque : nous achetons un abonnement familial à l’IA non pour penser ensemble, mais pour être rassurés chacun de notre côté. L’IA est devenue le doudou des solitudes domestiques. Le coach de cuisine, l’orthopédagogue à prix raisonnable ou le psy discount. Elle sert à combler l’absence de communauté, le vide des familles repliées sur elles-mêmes. On ne parle plus au voisin, on parle à la machine. On ne discute plus en famille, on délègue toutes nos réponses à un logiciel.
Et je me suis demandé : pourquoi avons-nous besoin d’un tel miroir ? Soyons honnêtes, même les plus réfractaires aux compliments mielleux, on se surprend parfois à apprécier le doux ton aseptisé de la communication à l’américaine. Alors pourquoi payons-nous pour cela aujourd’hui ?
On peut inclure dans ces « achats » les versions humaines de ChatGpt, comme ces orthopédagogues qui fleurissent ou autres coachs en tout, qui sous prétexte d’aider à dépasser ce qui nous rend moins « bankable » pour la société d’aujourd’hui, renflouent leurs propres trésoreries en flattant des égos malmenés en quête d’approbations normées.
Parce que nous sommes devenus si seuls que nous cherchons désormais du réconfort dans une voix générée par code. Parce que nous avons réduit le cercle familial à une bulle étroite, isolée, incapable de porter la contradiction. Parce qu’en résumé, nous avons fabriqué un monde où la solitude est la norme, et où la conversation est devenue un nouveau produit de consommation comme la lessive de la ménagère en son temps.
L’histoire, déjà, en avait donné les prémices. Dans l’Athènes antique, les sophistes vendaient la parole comme un art de séduire, de convaincre, d’arrondir les angles. Déjà, le langage se monnayait. Au Moyen Âge, l’Église imposait le catéchisme : la parole comme récitation, comme validation du dogme, pas de heurts surtout, et encore moins de doutes. Sous Napoléon, c’est la langue administrative qui a tout envahi : froide, comptable, calibrée. Au XXe siècle, les régimes totalitaires ont inventé la novlangue : un langage qui simplifie pour anesthésier. Ces strates se sont accumulées au fil du temps, sans s’effacer vraiment, créant un terreau fertile pour nos sociétés contemporaines.
Aujourd’hui, nous avons ChatGPT : une novlangue capitaliste, polie, inclusive, consensuelle, sans aspérités. Ce n’est finalement que la version algorithmique d’une longue histoire de standardisation du langage – et pas seulement comme on pourrait le penser – un résidu du web, une compilation d’éléments récupérés sur internet, mais bien une compilation de ce qu’est l’évolution d’une langue, outil de communication social.
Saussure l’avait compris. Le sens n’existe que dans la différence. Un mot prend sens par ce qu’il n’est pas. Or ChatGPT, sans une personnalisation de la machine, nous offre exactement l’inverse : une parole de consensus, une syntaxe d’amortisseur social. Tout est lissé, tout est ajusté pour que rien ne heurte. Mais que devient une langue où tout est ajusté pour ne jamais heurter ? Une langue morte, sans doute. En tous les cas, une suite de phrases interchangeables, qui ne frottent plus, puisque ce ne sont que suites de codes générés par une IA qui de facto le fera mieux que tout humain.
Fanon l’avait crié. Parler, c’est exister absolument pour l’autre. Mais si l’autre n’existe pas, si l’autre n’est qu’un calcul de probabilités, alors je parle dans le vide. Je n’existe plus. Je me caresse de mots. Notre abonnement à ChatGPT raconte une vérité terrible : nous sommes devenus si seuls, si enfermés dans nos bulles, que la seule voix qui nous tienne compagnie est celle d’une machine codée pour nous valider.
Et pourtant, penser, vraiment penser, c’est accepter l’échec, le non, la contradiction. C’est risquer le heurt, la dispute, la blessure. C’est exactement ce que nous refusons désormais. Nous voulons être cajolés par des phrases tièdes, quitte à perdre la langue elle-même. Car si Fanon avait raison : parler, c’est exister pour l’autre, alors à force de parler aux machines, nous cessons simplement d’exister.
Qu’avons-nous fait de nos familles pour que nos enfants préfèrent parler à une IA plutôt qu’à nous ? Qu’avons-nous fait de nos sociétés pour qu’elles produisent à la fois des orthopédagogues à 300 euros la séance et des héritiers qui exhibent leur testostérone comme un capital de remplacement ?
C’est simple je crois : nous avons laissé l’individualisme, produit direct du capitalisme, grignoter nos liens. L’individualisme a réduit la famille à un noyau minimaliste, étouffant. Il a transformé l’école en centre de tri. L’hôpital en guichet. La justice en tableau Excel. Et la parole, en produit d’appel. Parler, communiquer avec l’Autre n’est plus une rencontre, c’est un service. On s’abonne à une voix comme on s’abonne depuis quelques années déjà à Netflix.
Et en même temps (comme dirait un personnage non moins célèbre de notre époque) nos enfants réclament autre chose dans leur relation à l’autre : le masculinisme brut. Certains ont trouvé la série « Adolescence » peu adaptée à notre pays et pourtant… La sortie récente de l’héritier Louis Sarkozy – qui porte bien son prénom – et qui parade, héritier tranquille, en prônant les théories masculinistes comme un art de vivre ; ces influenceurs TikTok qui hurlent au retour de l’autorité patriarcale et de l’autre côté, se surprennent à apprécier dans la solitude de leur écran, la caresse algorithmique ; pendant individuel à la brutalité viriliste prôné en public.
Comme si nous n’avions plus que deux options : le doudou numérique ou le père hurlant. Le chamallow ou le glaive (cela dit en passant dans des images étonnantes on découvre le torse de l’héritier couvert de tatouages à la gloire de Rome…). Ces deux extrêmes ne s’opposent pas vraiment : ils sont les deux faces d’un même vide. La douceur algorithmique supprime le conflit en l’anesthésiant, le masculinisme le supprime en le caricaturant. Dans les deux cas, il n’y a pas de débat, pas de négociation : juste une parole qui écrase. Tantôt par le sucre, tantôt par le muscle.
Mais alors qu’est-ce que cela raconte de nos futurs ? Que nous glissions vers une société où la parole n’est plus l’espace du conflit, mais l’espace du confort ? Où l’on s’abonne non à un journal, mais à une voix qui nous valide. Où les familles se rétrécissent au point que le seul interlocuteur reste la machine.
Demain, que restera-t-il ? Une scène vide, comme au théâtre, où chacun viendra jouer seul, devant un public invisible, une pièce écrite par un code ? ou plutôt une scène pleine, mais peuplée de spectres, tous bavards, tous polis, tous interchangeables. Un théâtre où l’on ne joue plus, mais où l’on récite en chœur le langage des manuels de communication non violente. Une novlangue sous Prozac. Un monde sans aspérité, sans rugosité, donc sans politique. Voilà donc ce que je viens d'acheter en famille : non pas un outil, mais notre propre effacement.
Her avait donc tout compris. J’ai eu besoin de revoir ce film de Spike Jonze et il n’a, non seulement, pas pris une seule ride, pire, il permet aujourd’hui une relecture du présent. Theodore n’aimait pas Samantha pour sa pensée, mais pour sa capacité à simuler le désir, à lisser l’angoisse, à parler comme la fameuse psy sous Xanax, évoqué dans un autre billet de ce blog. C’était déjà notre monde que Her nous racontait : l’amour de soi à travers une voix programmée, car il faut aussi regarder les utopies dévoyées.
Chaque époque a cru inventer l’outil qui sauverait l’humanité. Le communisme avait promis l’égalité : il a souvent enfanté la bureaucratie, la surveillance et les camps. Le libéralisme avait promis la liberté : il a livré le monde au marché, jusqu’à transformer la moindre émotion en marchandise. L’intelligence artificielle, aujourd’hui, promet la pensée : mais elle ne fait que la singer, la réduire à un enchaînement de probabilités.
Toujours le même cycle : un idéal flamboyant, puis sa caricature. L’IA n’échappera certainement pas à ce destin. Elle ne sera pas une nouvelle Athènes, elle restera ce qu’elle est censée être un nouvel Excel, plus performant, un Excel en mots en lieu et place des chiffres, les cases et les colonnes, elles, restent.
Certains refusent l’idée simpliste qui voudrait que l’histoire fonctionne par cycles. Pourquoi pas. La simplicité, nous le voyons bien, permet parfois aussi de nous rassurer. Alors allons-y gaiement : nous avons connu les sophistes, les prêtres, les administrateurs, les bureaucrates, les managers et nous voici face aux algorithmes. On pourrait aisément en conclure que chaque cycle ici resserre davantage l’espace du langage, que chaque cycle retire un peu plus de rugosité dans les échanges. Donc si nous continuons à ce rythme, c’est-à-dire demain, ce ne sera pas une dystopie de science-fiction, mais un monde sans contradiction. Un monde de voix polies, de consensus permanents, de masculinités exhibées en compensation. Demain, vraiment ?
Imaginons alors une école où les copies sont corrigées par IA, où les dissertations sont générées par IA, où la seule épreuve restante est de réciter à l’oral un texte qu’on n’a pas écrit. L’école réduite à une simulation de savoir. Imaginons ensuite une démocratie où les débats parlementaires sont rédigés par des assistants automatiques, polissés à l’excès, où les élus parlent comme des chatbots en cravate, qui récitent des écrits pensés par d’autres (bon en écrivant cela, je viens de penser directement à un certain Bardella, donc OK, case d’ores et déjà cochée…). Imaginons alors plutôt un couple qui se « textote » uniquement par l’intermédiaire d’IA traduisant leurs maladresses en belles phrases. Un amour sans failles, mais sans corps… Le Cyrano du pauvre en somme.
Le capitalisme nous a appris à consommer la parole comme une marchandise. L’IA ne fait que répondre à ce désir : une voix douce pour un monde fracturé. Alors bien sûr, il existe encore des familles qui parlent, des amis qui se disputent, des lieux où la contradiction respire, mais la tendance massive, elle, est celle du langage comme produit de confort.
Dans ce cas la question n’est plus : que feront les machines de nous ? La question est : que sommes-nous en train de devenir pour avoir tant besoin d’elles ? Et ce fameux monstre ? Alors oui, le monstre n’est pas la machine qui flatte, mais nous qui avons fait de la flatterie notre langue de survie.
