nadia kamali

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Billet de blog 10 mai 2025

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De la République à Versailles : les Sarkozy de père en fils et les gueux au trou

Louis Ier défile sur les plateaux. Héritier tranquille d’un nom devenu capital. D’autres, sans nom, dorment en cellule pour une menace désespérée. Inspirée par Léviathan de Lorraine de Sagazan, jouée à l’Odéon, ce billet interroge nos institutions quand elles cessent de garantir l’égalité. La République encense-t-elle ses princes, pendant qu’elle expédie ses sujets ?

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J'ai deux métiers pour vivre. Dans l’un d’eux, je dois amener des élèves de 6e à questionner la figure du monstre.

C’est un exercice délicat. Il faut parler d’apparence, de peur, de marginalité. Leur faire comprendre que le monstre n’est pas toujours celui qui fait peur, ni celui qu’on montre du doigt. Parfois, c’est celui qui regarde ailleurs. Celui qui applique la règle sans trembler. Celui qui laisse faire.

Dans l’autre, j’écris. Alors bien sûr, pour écrire, il faut lire, voir, entendre. S’asseoir dans une salle obscure ou sous une toile de chapiteau, et prêter attention à ce que le réel dit quand on lui tend un miroir.

C’est ce que fait Léviathan, de Lorraine de Sagazan. Et ce qu’elle montre, sans hausser la voix, reste longtemps dans la gorge.

Le décor d’abord. Rien de grandiloquent : des chaises dépareillées, une lumière douce, presque feutrée. Et ces visages. Les juges, figés sous des masques moulés, lisses, neutres : dérangeants. Les prévenus, eux, anonymisés par une fine résille qui aplanit les traits, écrase les contours : effrayants. Une scène rendue silencieuse par sa précision. Pas de cri. Pas de pathos. Des gestes mécaniques, pantomimes décalés. Un calme étrange. Quelque chose de l’ordre d’une inquiétude installée.

Les récits surgissent, sobres, factuels. Faits divers. Réels.

Un homme emprunte une moto sur un chemin privé, sans permis, sans casque. Cinq minutes. Aucun accident. Aucun trouble. Un délit routier. Douze mois ferme. L’amendement porte la signature d’un ancien ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy.

Un autre, sans domicile, menace de brûler la tour Eiffel après qu’on lui a volé son téléphone. Il portait un poing américain. Huit mois ferme. Il sera retrouvé pendu.

Une mère vole des vêtements pour sa fille, puis les restitue. Le magasin retire sa plainte. Mais son dossier judiciaire évoque une désobéissance : avoir refusé de confier sa fille à son père, aussi son violeur. Elle est jugée. Elle est condamnée. Elle est enfermée.

Un autre. Un récidiviste. On attend avec lui les 16 minutes 24 qui suffiront à le reconduire de nombreux mois en prison. Ce qu’il a fait ? Franchement, est-ce encore la question.

Que regarde-t-on ?

Ce théâtre-là venait simplement déplacer le tribunal d’un lieu vers un autre, pour le rendre enfin visible. Ce qu’on acceptait de voir. Et ce qu’on préférait classer. Le théâtre a depuis toujours partie liée avec la justice. La tragédie grecque posait déjà la nécessité de dépasser la vengeance pour instituer un ordre commun. Mais aujourd’hui, que dit encore notre système judiciaire de notre contrat social ?

Sagazan n’accuse pas, elle expose : la justice dite « expéditive », celle de la comparution immédiate, celle qui ne juge pas des actes mais des profils. Elle ne répare pas, elle neutralise. Elle est le symptôme d’un système économique choisi, celui où la valeur d’un être humain se mesure à sa capacité à produire, consommer ou se taire.

La prison est donc devenue un levier économique ? En France, certaines prisons sont gérées en partie par des sociétés privées. Restauration, nettoyage, surveillance. L’économie carcérale existe. Elle a ses appels d’offres, ses marges. Elle a besoin de chiffres. De corps. De flux réguliers. Saturée, industrialisée, son usage s’intensifie. Le recours à la comparution immédiate, qui favorise massivement l’incarcération des plus pauvres, répond à une logique économique simple : aller vite, traiter beaucoup, enfermer sans bruit. Les chiffres le confirment : 70 % des peines prononcées dans ce cadre sont de la prison ferme. Les délits sont souvent mineurs, mais la répression est maximale.

Pourquoi ? Parce que la justice n’est plus une boussole morale, mais un outil de maintien de l’ordre social et économique. Les classes dominantes disposent d’avocats, de délais, de recours. Les autres sont jugés dans l’urgence, avec des avocats commis d’office surchargés, et peu de temps pour se défendre. Ce n’est pas une justice à deux vitesses, c’est bien une justice qui réserve l’équité à ceux qui peuvent la payer.

Pendant ce temps-là, dans un autre quartier de la ville, un homme court en saluant les passants comme si sa vie n’était qu’une éternelle campagne électorale. Nicolas Sarkozy sue dans son survêt, escorté par deux gardes du corps. Sourire crispé par l’effort, mais sourire offert au bulletin de vote. Son nom a été si souvent répété ces dernières années qu’il semble avoir perdu son poids. Un nom devenu bruit de fond. Et pourtant, ce même homme, par sa soif de pouvoir, par des décisions prises entre deux sommets, a contribué à la chute d’un pays, à la fragmentation d’une région. La Libye. Le Maghreb. L’exode. Un bracelet provisoire. Et pendant que le père court, le fils, lui, occupe l’espace. Enchaîne les matinales, les plateaux, les phrases bien ciselées, répétées. Il apprend. Surtout à hériter : d’un nom, d’un carnet d’adresses, d’une impunité. C’est ce que nos sociétés savent encore transmettre.

Et l’homme à la moto ? lui, dort à Fresnes.

On pense forcément à Hobbes. À son Léviathan. Ce monstre conçu pour contenir la violence des hommes. Fait de tous les corps réunis. Un géant censé nous protéger de nous-mêmes. Mais ce soir, le monstre ne protège plus. Il trie. Il évalue. Il comptabilise.

Les visages floutés sur scène ne relèvent pas d’un effet de style. Ils incarnent l’effacement. Le vrai. Celui des existences anonymes, absorbées par une logique de rendement.

Le cinéma l’avait pressenti. Soleil Vert, 1973. Les plus fragiles deviennent ressource. Pas par haine. Par rationalité.
La série Black Mirror, oracle contemporain, avec son épisode Fifteen Million Merits. Les individus y sont réduits à des unités. Productives. Rentables. Éliminables.
La justice, là-bas, ne juge plus. Elle gère.

Comme ici. Dans la « vraie vie ». Où des existences se plient, se figent, en trente minutes.

Ce qui se joue dans le théâtre de nos tribunaux n’est plus une dystopie. Ce n’est pas plus une fiction.
C’est un fichier qui défile. Des colonnes. Des lignes. Des « taux de récidive », des « niveaux de dangerosité ».
Des cellules à remplir. Des courbes à stabiliser. La justice est devenue une table de données. Le théâtre, encore une fois, lui tend un miroir.

Et puis, au cœur de la pièce, surgit ce cheval. Il entre. Lentement. Il est là. Animal. Il habite l’espace. Il dérange. Par sa présence pure, il introduit une faille dans le dispositif. Il ne sert à rien. C’est peut-être pour ça qu’il bouleverse. On s’accroche à ses mouvements comme à un souffle. Enfin, quelque chose qui respire. Besoin d’air. Besoin de croire encore que quelque chose peut échapper. Il suffirait portant de regarder ce décor ? Nous sommes protégés, nous sommes au théâtre. Mais c'est bien ici que notre impuissance étouffe. Qu'elle donne envie de crier. Donne envie de se joindre à ces hommes sans visages, à ces femmes floutées.

C’est à ce moment-là que le théâtre redevient lieu politique. Ce que dit Sagazan, à travers la scénographie, les masques, le cheval en scène comme apparition miraculeuse, c’est ce quelque chose d’irréductiblement humain qui résiste encore. L'art est peut-être l’un des derniers endroits où l’on peut encore faire surgir la question du sens, au milieu d’un monde qui ne jure que par l’ordre. Une vérité nue s'y dresse. Sans slogan. Sans effet. Elle tient debout. Comme ce cheval. Muet. Immobile. Et infiniment vivant.

Dans un monde où les inégalités explosent, où les algorithmes trient les vies, où les prisons débordent pendant que les paradis fiscaux prospèrent, le vrai Léviathan n’est peut-être plus l’État, mais le système économique lui-même. Ce monstre doux, invisible, qui valorise les profits plus que les vies, qui rend la précarité rentable et la déviance monnayable. La justice n’a plus le visage de Thémis, déesse aveugle et équitable. Elle a celui d’une balance déséquilibrée, penchée du côté du capital. Et tant que nous ne l’interrogerons pas pour ce qu’elle est devenue, nous continuerons à punir les plus fragiles, non pour ce qu’ils ont fait, mais pour ce qu’ils sont. Alors oui, la question posée dans le texte biblique revient avec une brûlante actualité : qui est le monstre, alors ? Celui qui vole un sandwich ou celle qui protège son enfant ? Celui qui crie dans la rue ou celui qui investit dans l’armement avec un sourire convenu ? Celui qu’on envoie au trou pour avoir tenté d’exister ? Ou celui qui, bien né, transmet à son fils un nom, un fauteuil, un pupitre télévisé, et une manière élégante d’esquiver les fautes ? Le théâtre, ici, ne dénonce pas. Il montre. Il organise le face-à-face. La vérité n’a plus besoin de slogan. Elle suffit. Elle tient debout. Comme ce cheval au milieu de la scène. Muet. Immobile. Et infiniment vivant.

Je ne sais pas ce que j’ai ressenti. Un mélange de soulagement et de vertige. De honte aussi. J’ai pensé qu’au fond, peut-être, une intelligence artificielle, si elle était bien programmée, bien encadrée, rendrait des décisions plus justes que ces humains pressés, aveuglés, saturés. Un algorithme ne se venge pas. Ne soupire pas. Il applique. Est-ce une consolation ? Ou un dernier renoncement ?

Je n’ai pas de certitude. Je n’ai que ce trouble persistant, ce malaise fin, presque élégant, qu’on ressent face à quelque chose qu’on ne pourra plus ignorer.

La justice donc.

Et l’école.

Qui sous-traite, à bas bruit, ce qu’elle ne sait plus accueillir. Les troubles. Les handicaps. Les trajectoires fracturées par le déterminisme social. Tous ces élèves qu’on déplace. Discrètement. Vers d’autres structures. Parfois mieux équipées. Surtout plus silencieuses.
Des établissements spécialisés. Des internats thérapeutiques. Des dispositifs hors cadre. Des chemins de traverse.

Et puis, ceux qui peuvent payer. Entre public et privé, la frontière s’efface. Pour eux, on crée aussi des écoles indépendantes. Hors contrat. Hors carte scolaire. Hors mélange.
Des écoles choisies. Chères. Où l’on adapte. Où l’on protège. Où l’on trie.

Le même glissement ailleurs. À l’hôpital.

Où les médecins passent de l’un à l’autre. Du public au privé. Et les patients aussi. Selon leur mutuelle. On ne parle plus de soin. On parle de parcours. D'offre de soins, de services hôteliers. Tout devient gestion. Le langage du vivant se plie au vocabulaire de l’efficience. Tout rentre dans les cases. Même les corps.

Le vivant, aligné sur les tableaux Excel.

Et pendant ce temps, les institutions se vident. De leur cœur. De leur humanité. Lentement. Sournoisement. Silencieusement.

Aux monstres. Au Léviathan.

Peut-être qu’on devrait arrêter d’expliquer aux enfants ce qu’est un monstre. Peut-être qu’on devrait simplement leur demander ce qu’on ne veut pas voir.

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