Je n’y connaissais rien au syndicalisme. Enfin, disons que j’y avais goûté, mais mal, trop tôt, trop seule. C’était au Maroc. Avec quelques scénaristes, on avait tenté de créer un syndicat d’auteurs. On voulait défendre cette idée naïve qu’écrire n’est pas un passe-temps, mais un métier. Un vrai, avec des heures, des droits, une valeur. On voulait qu’une plume puisse être un outil de travail, et pas un accessoire pour société de production en mal de contenus.
Puis très vite, on a compris. Dans ce milieu là, comme ailleurs, l’art ne vaut que s’il rapporte ou flatte. Les auteurs ? Des rêveurs. Et les rêveurs, on ne les paie pas : on les remercie, après les avoir usés. Écrire ne coûte rien, disaient-ils : un peu d’encre, un peu d’électricité, le reste ? Une question de talent. Donc de chance. Donc de hasard. Autrement dit : aucune dette à payer.
J’avais cru qu’en s’unissant, on pourrait imposer des minimums, s’appuyer sur les modèles européens, replacer le mot métier au centre d’un monde obsédé par la vocation. Mais les dés étaient pipés : trop de peur, trop de silence, trop de gens prêts à s’effacer pour durer un peu plus. Certains ont accepté d’être payés moins pour exister un peu plus et d’autres, de disparaître pour ne pas déplaire.
La lutte collective s’est dissoute dans le chacun-pour-soi. Alors j’ai cessé d’y croire. Pas par désillusion : par dépit.
Le syndicalisme, pensais-je, appartenait à un autre âge, celui des grandes usines, des banderoles, des poings levés. Pas à celui des écrans bleus et des contrats précaires. Il m’a fallu du temps pour comprendre que cette défaite-là, la mienne, celle de tant d’autres, n’était pas individuelle. Elle était idéologique. J’avais confondu fatigue et lucidité. Marx avait raison : quand le travail devient passion, la domination devient consentement. La « vocation » n’est qu’un autre mot pour dire « exploitation bien vécue ». Alors on cumulait : producteur, acteur, dialoguiste, parfois même professeur par nécessité. Pour moi, c’était encore une autre passion. Décidément, que de passions, et aucune qui nourrisse.
Et à force d’humiliation, on apprend la résignation. J’ai rangé mes illusions au côté de mes scénarii jamais tournés. J’ai appris à faire seule. À me dire que la justice finirait bien par venir, à condition de ne pas faire trop de bruit. Je croyais qu’il suffisait d’être bonne dans son métier.
Prof ou scénariste, même combat.
C’est une illusion tenace, surtout pour celles et ceux qui ont grandi à la marge.
Ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors. Quand on passe sa vie à chercher sa place, on finit par croire que la discrétion protège et que se taire, c’est déjà survivre. Qu’on nous autorise à écrire, c’était déjà un cadeau, qu’on nous accepte en tant que professeure, c’était reconnaître nos savoir-faire. Il faut rappeler que les concours permettent de ne pas avoir à affronter les préjugés de ceux qui embauchent.
Je viens d’un pays où la politique se murmure derrière les portes, et d’un autre où la contestation passe pour une faute de goût. Alors, une fois acceptée, j’ai essayé de faire mon travail. Bien, autant que possible. En espérant toutefois que le réel, un jour, rende justice à l’effort. Mais le réel ne paiera jamais les loyers.
Et l’effort ne suffira jamais. Jamais. Et pourtant, on continue.
J’écris toujours.
J’enseigne encore.
Deux métiers qu’on dit nobles. Nobles, oui, comme une cicatrice qu’on montre pour prouver qu’on a souffert.
Il faut le reconnaître, dans le cinéma, il y a des distinctions, des prix, des discours, de précieux coups de projecteurs pour les scénaristes, depuis peu en tous les cas.
Dans l’enseignement, toujours rien de tout ça. Pour autant on ne rêve ni de trophée, ni de tapis rouge quand on enseigne. Et on reçoit en récompense des petits mots d’élèves, des gestes discrets, des regards qui, souvent, vous empêchent de tout lâcher. Et de notre « corporation », l’administration, l’éternel refrain : c’est une vocation. Ce mot, cette arme douce. Un mot qui flatte pour mieux ligoter. Il justifie les abus, sanctifie la précarité, maquille l’exploitation.
Il transforme le dévouement en dette morale. Et quand on travaille avec des élèves porteurs de handicaps, visibles ou invisibles, le mot s’enfonce dans la chair. On se dit : bien sûr, je ne peux pas faire autrement. Alors on reste. On donne. Et on se vide lentement. Un jour, usés, évidés, on vous lâche : « Peut-être que ce métier n’était pas pour vous. » Avec ce ton doux qui coupe plus net encore qu’un licenciement.
Quand on ose réclamer un salaire digne, on vous répond : « C’est comme ça, c’est dans la convention collective. » Froid. Sec. Définitif.
On croit à une vérité de papier. On se dit : ils doivent savoir, c’est leur métier. Mais non, même pas. Ce n’est pas du savoir, c’est du pouvoir. Un texte qu’ils citent pour se couvrir, pas pour protéger.
Et quand on se décide enfin à l’ouvrir, cette fameuse convention, un petit miracle : ligne après ligne, on découvre que le droit n’est pas une faveur et que la reconnaissance n’est pas une option. Et surtout, qu’on n’est pas seuls.
Qu’il y a une histoire derrière chaque clause, une lutte derrière chaque mot.
Des femmes et des hommes qui, avant nous, ont levé la tête.
La première fois que je suis entrée dans une réunion syndicale, je m’attendais à des slogans, des poings levés, du bruit. J’y ai trouvé des visages. Parfois fatigués, souvent drôles et lucides. Des profs, des agents, des personnels de vie scolaire qui refusent de céder. Pas des héros, des vivants. Des gens qui tiennent, simplement, parce que personne d’autre ne le fera à leur place.
Le syndicalisme, ce n’est pas ça : c’est pire, c’est mieux, c’est en tout cas ce qu’il nous reste. Cette insurrection discrète du quotidien. Cette manière de dire « non » sans haine et « assez » sans fracas. C'est une véritable école du courage collectif dans un monde qui n’élève plus que des individualités rentables.
Les grandes luttes font les unes. Les petites se gagnent dans l’ombre : à coups de mails nocturnes, de textes de loi lus à la lampe, de conversations épuisées en visio. Mais ce sont elles, ces luttes invisibles, qui changent les vies. Lentement peut-être, mais sûrement.
Notre dernier César ? L’élection du CSE. Rien, diront certains. Tout, pour nous, parce que ce prix-là disait : on existe, ensemble. Pas une minorité radicalisée, comme ils l’ont écrit pour nous décrédibiliser, mais bien une poignée d’humains qui refusent de se taire. Ce soir-là, celui des résultats, je suis rentrée vidée, mais droite et j’ai repensé à Césaire : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche. »
Rien n’avait changé autour de nous : les élèves, les copies, les salaires maigres, pourtant quelque chose, en nous, avait bougé. Un peu de peur en moins. Un peu de courage en plus.
La lutte ne simplifie pas la vie. Elle empêche juste qu’on étouffe. Elle nous sort de nos solitudes. Elle nous apprend à compter autrement : non plus les heures, mais les épaules. Nos récompenses ? Elles ne sont peut-être pas toutes dans les journaux, mais elles se glissent dans les mains serrées après une réunion, dans les regards fatigués mais fiers, dans ce sentiment rare : celui d’avoir, pour une fois, repris la main sur sa propre vie.
Alors oui, j’écris encore, j’enseigne, et je doute. Mais désormais, je sais : chaque petite victoire arrachée au silence vaut un César. Chaque solidarité rend la vie respirable. Et chaque lutte, même minuscule, déchire un peu la résignation. Le syndicalisme, c’est ça : l’art d’empêcher qu’on nous réduise à la passion ou à la patience.
Et s’il faut, on apprendra à tenir encore.