nadia kamali

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Billet de blog 15 juin 2025

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L’IA, nos élèves, le doute et la fatigue intellectuelle

L’IA écrit. Trop bien, parfois. Elle rassure, elle enveloppe, parle sans heurts. Et nos élèves, peu à peu, s’y abandonnent. Que leur reste-t-il à apprendre, quand la machine formule mieux qu’eux ? Peut-être ceci : le goût du doute, de l’imperfection, d’une pensée qui cherche et qui tremble, qui ose mal dire plutôt que trop bien simuler.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce billet interroge la manière dont l’usage massif de l’intelligence artificielle transforme non seulement notre rapport à l’écriture mais à la pensée elle-même. Entre fatigue intellectuelle et standardisation du discours, elle défend la nécessité de réhabiliter l’erreur, la dissonance et l’intériorité comme valeurs critiques à enseigner, contre l’illusion d’une perfection algorithmique. Un billet à la fois inquiet mais qui se veut combatif, ancré dans notre réalité pédagogique et tendu vers une éthique du langage vivant.

Alors la question, le doute, celui qui surgit à chaque fois qu’on lit un texte - ou qu’on nous lit - c’est : « est-ce que ça a été écrit par une IA ? »

Il y a encore quelques mois, la réponse semblait évidente et je m’en glosais : des formules creuses, des mots vides, une passion pour le verbe « plonger » et des hyperlatifs aussi translucides qu'un slogan de supérette. Mais aujourd’hui, c’est plus subtil, plus fin, plus rusé. Et ça me vexe.

Pas tant parce qu’on me soupçonne de tricher, non. La question du plagiat, de la tromperie intellectuelle, je la comprends. Elle est classique. Elle piquerait presque avec noblesse. Ce qui me vexe plus sourdement, en revanche, c’est ce que cette suspicion sous-entend : qu’à force de lire et d’écrire dans un monde saturé de discours, peut-être que ma voix a pris un accent qui n’est pas le mien. Pas celui d’une langue étrangère, mais celui d’une rhétorique : prudente, inclusive, douce, mais fondamentalement désincarnée. Un accent algorithmique, avec une petite américanisation de ma pensée au passage.

Je m’explique.

Il suffit aujourd’hui de poser une question à une intelligence artificielle pour entendre une voix qui rassure, qui valide, qui vous félicite. Une voix sans aspérité, une voix « à l’américaine », au sens rhétorique du terme : inclusive, prudente, douce, polie jusqu’à la fadeur. Elle commence par dire oui, puis explique pourquoi ce n’est pas tout à fait ça, mais toujours en préservant la possibilité que vous ayez raison à votre manière.

Oui, l’IA parle bien. Trop bien. Elle ne pense pas, elle anticipe le mot suivant. Elle n’interroge pas, elle reformule. Elle n’imagine pas, elle extrait et surtout : elle ne dit jamais non. Elle ne se risque jamais à déplaire. Sa rhétorique, c’est le consensus ciré, l’empathie préprogrammée, la bienveillance à la demande. Elle parle comme un psy d'entreprise sous Xanax : «Vous avez tout à fait raison de soulever ce point, cependant il convient aussi de considérer que… » toujours félicitant ton point de vue avant de le dissoudre dans une mousse tiède.

C’est une voix qui ne vous dérange pas, qui ne vous contrarie pas, qui ne vous désarme jamais. Et justement, c’est cela qui la rend suspecte. Alors que penser, vraiment penser, ce n'est pas flatter, c’est heurter, c’est se tromper et se contredire. Tomber, recommencer, résister. Penser, c’est accepter que l’on se trompe. Non pas pour se corriger immédiatement, mais pour apprendre à formuler mieux. C’est échouer dans la langue, trébucher dans les idées, et faire de ces faux-pas une manière d’avancer. C’est aussi trancher, dire « je ne suis pas d’accord » et peut-être un « mais » s’ensuivra, mais… pas systématiquement. Dire « ce que tu dis est faux, et voilà pourquoi ». Dire tout simplement le fameux « je pense », on en est là : parler depuis quelque chose de vivant, pas depuis une probabilité.

Car penser, vraiment penser, c’est aussi se heurter, se faire répondre non. Entendre que l’on s’est trompé, que notre question est mal posée, que le point de vue que l’on croyait original est un poncif réchauffé. Penser, c’est bien entendu fréquenter le conflit et c’est surtout accepter la part rugueuse du langage. Et cette vitalité-là, que l’IA n’a pas, pas encore... Pour l’instant encore, elle mime le langage de la pensée, elle exécute, au mieux elle orchestre des phrases bien faites sans jamais risquer une idée mal dite.

Elle est la somme statistique de milliards de phrases humaines, nourrie par les corpus dominants : écrits américains, articles modérés, codes sociaux, manuels de communication non violente. Elle est le miroir de ce que notre époque produit comme paroles : correctes, douces, protocolaires. Une sorte de politesse globale et un antichoc verbal. Et dans ce monde du « safe language », le désaccord devient un incident. La critique, une alarme. L’affirmation, une micro-agression.

Alors l’IA s’ajuste encore et toujours. Elle préfère dire « on pourrait dire que », plutôt que « voilà ce qui est ». Elle préfère suggérer que trancher. Elle préfère accompagner que provoquer. C’est un outil, certes, mais un outil qui éduque à son insu.

J'ai eu cette semaine une conversation avec un collègue professeur. Un vrai, en chair et en fatigue. Il me disait : « Mais qu'est-ce qu'on leur transmet encore, à nos élèves, quand ils passent leurs journées à rendre des copies repassées à la sauce IA ? »

Il avait cette voix inquiète de ceux qui ne dénoncent pas, mais qui voient. Plus de tricherie, oui. Mais surtout, une délégitimation lente, intime : comment croire qu'on mérite un 14 quand on n'a fait que corriger une suggestion automatique ? Comment se sentir légitime dans un système scolaire qui déjà abîmait la confiance par la note, et qui maintenant est désarmé face à des générateurs d’essais plus fluides que la pensée ?

Personne, disait-il, ne semble prendre la mesure, dans le monde éducatif, de ce que l'IA est en train de nous faire perdre. Alors oui, certains se voient proposer des formations « enseigner avec l’IA », alors que la véritable question est plus rhétorique que cela « Enseigner à l’ère de l’IA ». Notre rôle même d'enseignant est remis en question par l'usage qu'en font nos élèves. De plus en plus de tricherie, bien sûr, mais plus grave encore : comment un élève qui a passé toute sa scolarité à s’investir, à chercher, peut-il se sentir encore légitime lorsqu'il rend une copie au mieux « arrangée » par une machine, mais le pus souvent écrite par une machine « qui écrit mieux », pense plus vite, érige l'efficacité en esthétique ?

Leur confiance en eux, déjà fragilisée par un système scolaire fondé sur la sanction par la note, s'effrite plus encore. L’IA s’y engouffre et creuse le doute jusqu'à la perte de repères. L’IA ne fait pas que répondre, elle remplace. Et dans cette substitution lisse, nos élèves perdent la main, littéralement. L'université tente de revenir aux copies manuscrites, aux oraux qui « valideraient » les écrits.

Mais qui aura les moyens de généraliser cela ? Qui tiendra encore à voix nue face au flux ? Que peu importe qui écrit, seul l'oral serait à même de distinguer l'humain de la machine ? Et est-ce que ça suffit de vérifier si quelqu’un sait répéter un texte écrit par un « autre » ?

Il y avait déjà eu la micro-révolution finalement de l’ordinateur qui autorisait le copié collé de passages de son propre texte, limitait la réécriture à l’envi à la main, aujourd’hui il ne s’agit plus de composer, de jouer au puzzle, mais bien de s’arrêter au copié collé intégral, parfois même sans l’effort de relecture de son « propre » produit, qu’on signera de son nom pourtant en marge.

Non, le vrai combat n’est pas dans le format, il est dans la matière. Dans ce qu’on enseigne. On croyait en avoir fini avec les grandes valeurs de naguère : l’effort, le doute, la lenteur, l’échec formateur. Les revoilà. Ça a toujours un goût d’ancien, jusqu’à ce que le trop moderne devienne creux. Et là, on s’y raccroche. L'acceptation qu’une pensée soit maladroite, bancale, incomplète, mais qu'elle ait ce qu'aucun logiciel ne peut simuler : l'intériorité. Je leur dis, à mes élèves : ce que tu penses est sans doute maladroit, bancal, flou, mais c’est à toi. Et parce que c’est à toi, c’est précieux.

L’IA (est venue remplacée parfois certains parents trop anxieux), génère des millefeuilles rhétoriques qui ne tiennent debout que par l’illusion de la forme… et encore. Et c’est là que je reviens à cette douleur sourde : peut-être qu’à trop lire l’IA, à trop la laisser nous dicter le rythme et la syntaxe, on se met à l’imiter. Peut-être que notre pensée elle-même se formate. Elle perd ses aspérités. Elle s’américanise. Pas par volonté, mais par osmose. Par fatigue aussi.

Sommes-nous en train de parler une langue française qui ne pense plus comme le français ? Une langue qui court-circuite le subjonctif, qui simplifie le doute, qui arrondit les angles critiques au profit de l’efficacité narrative ? On en parle de la syntaxe anglo-saxone appliquée au français ? pas ici, pas maintenant.

Parlons plutôt de ce qui importe, quand la langue après tout n’est qu’un outil pour développer ce qui importe : l'esprit critique. Cette manière d'habiter la langue sans la standardiser. Nos écrits ne trempent pas dans un même style : la rhétorique européenne, arabe, africaine, est polyphonique, indisciplinée, vive.

C’est pourquoi je dis aux sceptiques : vous voulez savoir si un texte a été écrit par une machine ? Lisez-le. Grattez la peau. Est-ce que ça tremble ? Est-ce que ça glisse ? Est-ce que ça vous contredit ? Est-ce que vous sentez une voix qui se cherche, une pensée qui dérape, un mot mal choisi mais nécessaire ? Alors c’est humain. Alors s'il existe une méthode véritable pour identifier un texte généré par l'IA, ce n'est pas de le scanner : c'est de le mettre face à sa stylométrie, à sa résonance, à sa grammaire implicite.

Sortez vos vieux auteurs : ils sont les meilleurs détecteurs que nous ayons. L’IA, elle, ne tremble jamais. Elle caresse et souvent, elle endort. C’est à nous de choisir si nous voulons continuer à penser à voix vive, ou seulement répéter à voix basse ce qu’elle sait déjà formuler sans frisson.

Or, la pensée critique ne naît pas dans la mollesse. C’est pourquoi l’illusion est puissante : l’IA parle comme un sage, mais ce n’est qu’un reflet de nos conventions les plus lisses. Une rhétorique d’évitement. Une voix douce pour un monde anxieux. Il ne s’agit pas de diaboliser l’outil. Il s’agit de refuser de le confondre avec une pensée. Une pensée vraie, incarnée, imparfaite, tranchante, humaine.

Et pourtant, au moment même où l’on s’habitue à ces voix sans heurts, les géants du high-tech annoncent déjà la suite : la deep IA, l’illusion parfaite. Une pensée simulée qui parlera avec toutes nos intonations, nos doutes, nos emportements mesurés. Elle imitera même la désapprobation. Mais ce sera encore une mise en scène. Une performance.

Alors ne nous habituons pas trop aux textes sans erreurs, sans frottements possibles et à la critique mesurée. Si nous perdons cela, notre capacité à heurter et à être heurtés, à détester un style ou son absence, alors nous aurons troqué la pensée pour la convenance. Et la parole pour sa simulation. Si un jour vous ne ressentez plus rien en lisant, si tout vous semble correct mais rien ne vous dérange, alors peut-être n’êtes-vous plus en train de penser. Juste en train de lire ce qu’un autre aurait pu dire. Mieux. Mais sans nous.

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