nadia kamali

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Billet de blog 16 mai 2025

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Rimbaud était noir. Et cela devrait suffire.

Lors d’un bord plateau, un spectateur s’étonne : pas d’acteur noir dans une pièce sur la Négritude ? La réponse, magistrale, interroge une obsession contemporaine : faut-il être pour pouvoir dire ? À l’heure où le visible semble primer sur le sens, le théâtre de Layla Metssitane rappelle que l’identité n’est pas un costume.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce soir-là, Rimbaud était noir. Et personne ne l’a vu.

Le théâtre d'Aubervilliers vient de se taire. Une heure trente de poésie, de mémoire en feu, de mots jetés comme des cordes entre les exils, une composition mêlant textes de Césaire, Senghor et Damas. Et de la musique live. Puis le silence, dense. Et dans ce silence, une main se lève.

« Pourquoi n’y a-t-il pas d’acteur noir dans Palabres en Négritude ? »

La voix n’est pas agressive. Juste sincère, peut-être un peu inquiète. Mais la question, elle, tombe comme une lame fine dans le tissu complexe du spectacle. Une vraie question. Et une fausse question.

Layla Metssitane, metteuse en scène et actrice du spectacle, a répondu avec la précision du poète : « La Négritude n’est pas un teint. C’est une tension. Une parole insoumise. Le théâtre ne rejoue pas les assignations, il les désosse. »

Mais la question flottait toujours, comme si quelque chose, malgré tout, clochait. Comme si, pour parler de Négritude, il fallait un corps noir, pas uniquement métissés. Comme si l’expérience ne valait que si elle se voyait vraiment.

À cet endroit précis, la pièce avait pourtant convoqué Rimbaud.

Rimbaud, dix-sept ans, qui écrivait dans Une saison en enfer : « Je suis un nègre. »

Phrase sulfureuse, aujourd’hui peut-être plus qu’en 1870. Non parce qu’elle serait plus choquante, mais parce qu’elle ouvre une brèche que notre époque peine à regarder en face : celle du droit d’endosser l’altérité. Non pour l’usurper. Mais pour la traverser, la faire résonner autrement.

Rimbaud ne se déguisait pas. Il brûlait de s’arracher à lui-même. Il cherchait une sortie - de lui, de sa classe, de son époque, de son ordre.

Et c’est peut-être cela, aujourd’hui, qui est devenu impardonnable : ne pas avoir la bonne douleur, la bonne couleur, le bon corps pour dire la blessure.

On réclame des légitimités, des souffrances certifiées, des vécus conformes.

Mais qu’est-ce qu’un acteur « légitime » ? Un corps qui colle à son rôle ? Un curriculum d’oppression validé par notre morale contemporaine ?

Et si la vraie subversion était ailleurs ?

Dans l’idée même de contaminer les rôles. D’incarner ce qu’on n’est pas. De faire résonner l’histoire dans des voix inattendues.

Césaire écrivait : « Le nègre est d’abord un homme, un homme exploité : le prolétaire. »

La Négritude, à son origine, n’était pas un repli identitaire. C’était une langue de la brûlure. Une révolte contre toutes les dominations : raciales, sociales, coloniales, symboliques.

Mais aujourd’hui, le théâtre semble seul à défendre cette ambivalence.

Ailleurs, au cinéma, dans les séries, les arts visuels, on piétine. On caste des douleurs. On castre la fiction. On range les voix dans des cases rigides.

Et l’on croit faire justice, alors qu’on produit une autre forme de verrou : on ne libère pas la parole, on l’encadre. On ne donne pas de voix, on gère des communautés. Ce n’est pas du progrès. C’est un glissement : de l’émancipation vers l’essentialisation.

Rimbaud, lui, écrivait depuis la faille. Non pas : je suis noir. Mais : je suis ce que l’ordre méprise. Il disait l’indésirable en lui. Et cela, dans une société obsédée par le visible, devient intolérable.

Aujourd’hui, on veut que chacun parle depuis sa case. Le noir du noir. L'arabe de l'arabe. Le trans du trans. L’immigré de l’exil.

Mais à ce jeu-là, il n’y a plus de théâtre. Plus de fiction. Plus de porosité.

Le théâtre, lui, continue. Il fracture. Il trouble. Il laisse les identités se contaminer.

Ce soir-là, sur scène, il n’y avait pas d’acteur noir. Mais il y avait la Négritude.

Non comme couleur. Mais comme brûlure.

La question posée ce soir-là était légitime.

Mais elle trahissait une époque : celle où l’on regarde plus qu’on écoute. Où l’on veut des preuves plutôt que des paroles. Où l’on préfère le conforme à la faille.

Césaire, encore : « J’habite une blessure sacrée. »

Pas une couleur. Une blessure. Rimbaud, lui, l’avait compris. Il écrivait depuis ce lieu-là.

Et cela devrait suffire.

Mais pour cela, il faudrait réapprendre à entendre. À ne plus confondre visibilité et vérité.

À palabrer.

Alors, plutôt que de demander : pourquoi n’y avait-il pas d’acteur noir sur scène ?

Demandons : qu’est-ce qui, ce soir, a brûlé ? Et en qui ?

En réponse à vos commentaires,

Oui, la question du spectateur était légitime. Évidemment. Parce que non, on ne peut pas continuer à faire comme si l’absence de diversité sur les scènes, dans les écoles d’art ou les lieux de pouvoir culturel, c’était juste un oubli malencontreux. C’est structurel. C’est là. C’est pesant. Et on en subit tous les effets. Moi y compris. Et très probablement encore demain. Mais ce n’est pas parce que c’est réel qu’il faut s’y résigner.

Ce qui m’intéresse, c’est ce moment de tension, ce petit interstice entre ce qu’on est et ce qu’on choisit de dire de soi. Ce que Maalouf appelle, avec beaucoup de justesse, Les Identités meurtrières. Peut-on encore, dans ce millefeuille qu’est notre identité, choisir les couches qu’on veut activer pour raconter une histoire ? Ou est-on condamné à ne parler que depuis la case où l’époque nous a rangés ? Être assigné à ce que notre nom, notre peau, notre accent suggèrent aux autres ?

Est-ce qu’on a encore le droit de choisir ce qu’on tait, ce qu’on dit, ce qu’on transforme, ce qu’on repousse ? Et est-ce qu’on peut changer d’avis, selon le moment, selon l’endroit, selon ce qui brûle ?

Et le théâtre, dans tout ça ? Il devrait justement permettre ça. Il devrait nous laisser cet espace-là : celui du trouble. Celui du déplacement. Celui où l’on peut dire “je” sans avoir à prouver qu’on est bien l’étiquette du rôle qu’on incarne.

Le risque, c’est de croire que seule la représentation visible fait foi. Qu’un mot, un texte, un cri ne peuvent être portés que par celui ou celle qui en a l’apparence. On ferme alors le langage. On oublie que la parole poétique est ce qui peut encore traverser les frontières, les corps, les silences.

Moi, ce qui me touche, c’est quand le théâtre fracture. Quand il fait apparaître l’absent. Quand il dérange l’ordre, même dans sa composition scénique.

Je m’excuse si, dans l’imprécision de ce billet d’humeur, j’ai heurté. Il est né à chaud, d’un moment de résonance entre un texte, un public, et un choix artistique. Il ne visait ni à trancher ni à enseigner. Juste à dire ce que cela avait déplacé, en moi.

Ce genre de moment, rare, pose des questions. Et c’est bien. Il ne rassure pas, il remue. Il oblige à penser. À dire je suis d’accord. Ou pas. Mais à le faire ensemble. Bref. On est loin d’un débat binaire. C’est pas “pour ou contre”. C’est plus vaste. Plus complexe. Et surtout : ça mérite d’être palabré. Vraiment. Longtemps. 

Alors, merci à vous aussi d’en faire partie, à travers vos commentaires.

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