Ce qui m’a fascinée dans Mountainhead, ce n’est pas l’intrigue, ni même la satire sociale, mais ce qui affleure en dessous : une métaphysique américaine en pleine crise d'identité, maquillée en thriller glacé. Un film déceptif, oui, mais symptomatique. Ce qui m’a intéressée, c’est la tension invisible, celle qui court sous la neige et ces grandes baies vitrées : entre Rome et la Silicon Valley, entre l’ultra-liberté vendue comme vertu cardinale, et le vertige moral que cette même liberté engendre quand elle devient toute-puissante et sans contre-pouvoir.
Sur ce sommet montagneux, ils sont quatre : des titans de la tech, déguisés en joueurs de poker, version libertarienne de la Rome antique. On pense à Marc Aurèle, bien sûr (celui qu’on cite partout aujourd'hui, jusque sur les mugs LinkedIn), mais aussi à César, à Octave, à Marc-Antoine. Un huis clos techno-baroque sur les hauteurs américaines, et ses échos antiques, car tout est là : les figures du pouvoir, de la trahison, du destin. La tentation de l’empire dans chaque phrase. Le regard fasciné vers Marc Aurèle, ce stoïcien devenu mascotte de la Silicon Valley, et l’effroi qui surgit quand ce rêve d’homme libre se retourne en machine de guerre libertarienne. Hugo Van Yalk ? Ce n’est pas César. C’est un fantasme de César passé au filtre X. Il veut l’éternité sur un wallet, une domination sans armée et le pouvoir sans peuple.
Dans ce nouveau monde, les trahisons ne mènent pas à la guerre civile. La guerre sale se joue sur d’autres territoires éloignés par un écran. Pour eux, elles enrichissent.
Venis, lui, a un enfant. Un bébé, en bras extensibles. Pas un fils, un projet. Un NFT humain. Un clone pour l’image, seul témoin d’une humanité désincarnée. Ce père a créé une IA qui génère des images plus vraies que nature. Quand des émeutes éclatent partout ailleurs en Asie, en Afrique, en Europe, à Paris, Venis, avatar glaçant de Musk ou de Durov, s’en lave les mains, il commente, impassible : « S’ils sont assez bêtes pour se détruire à cause de mes deepfakes, qu’ils le fassent.»
Voilà. Cynisme clinique. Apathie politique. Le cœur du film est là. Dans cette phrase. Dans cette démission morale, vendue comme sagesse lucide. C’est cela, la propagande douce : faire croire que chaque action est un choix. Que chaque dérive est une liberté. Qu’un massacre peut être une conséquence collatérale nécessaire de l’innovation. Le progrès technologique comme lavage de conscience. Le libertarien, c’est celui qui vous dit : la liberté d’un homme commence là où finit la compassion. Et la violence des masses est un bug nécessaire, une régulation par le chaos. Car la véritable nouveauté aujourd’hui n’est pas technologique : elle est rhétorique. Dans ce film, comme dans nos vies, la violence n’est plus déclarée. Elle est dissoute. Elle passe par des outils brillants, des discours d’émancipation, des citations de grands philosophes sorties d’un thread X.
Le pouvoir russe punissait le doute. Le pouvoir américain le dissout. Il ne te dit pas « tais-toi ». Il t’invite à t’exprimer sur toutes les plateformes, tout le temps, pour que ta parole finisse par se perdre dans le bruit. Liberté d’expression ? Non. Liberté d’extinction du sens. Le capitalisme de la Silicon Valley ne dit pas « obéis ». Il dit bien : « sois libre » en te proposant une liberté absolue, mais amputée de tout le reste. De la fraternité. De l’égalité. De la responsabilité. De la décence.
Et pendant que nous continuons à épeler « liberté » à nos enfants comme une incantation moderne, Pavel Durov, le fondateur de Telegram, annonce fièrement avoir rédigé son testament pour ses cent enfants. Cent. Et pas un n’héritera avant trente ans. La liberté, dit-il, « doit se mériter ». C’est beau. C’est antique. Il appelle ça la sagesse. D’autres y verraient un néoféodalisme sous kétamine. Voilà le niveau de fable qu’on nous sert : le génie solitaire, polyglotte, mégalo, qui réinvente la féodalité, sauf qu’au lieu d’un empire, il lègue un réseau social, et au lieu de principes, des millions.
Ce que Mountainhead révèle, c’est cette lente intoxication des imaginaires : l’homme comme entreprise, l’enfant comme actif, la vérité comme artefact. L’Amérique de la Tech ne vend plus seulement des armes : elle a remplacé la propagande Hollywoodienne par une propagande plus douce, fluide, consentie. Elle ne dit plus « tu dois », elle dit aujourd’hui « tu peux ». Tu peux créer ta communauté, ton réseau, ton monde. Tu peux contourner les règles, ignorer l’État, fuir l’impôt, redéfinir la réalité. À condition, bien sûr, d’avoir les moyens. La Russie imposait ses idéologies par la force. L’Amérique, elle, les installe depuis trop longtemps dans les esprits avec une délicatesse toxique. Aujourd’hui, par la tech, les séries, les coachings en ligne, les citations d’Épictète sur Instagram. Et ce film participe de cette liturgie moderne : dire que l’individu prime, que son enfant est son seul devoir, que les autres sont des variables d’ajustement. La scène avec le bébé glace le sang : froideur émotionnelle, héritage en plastique, transmission sans amour, juste une descendance comme NFT.
Et nous autres, que faisons-nous ? Nous continuons à importer ces codes, ces slogans, ces visages. « Liberté » le mot orne nos écoles, alors on pense qu’il a le même sens. Et on oublie qu’ici, il est accompagné de deux autres mots qui lui donnent sens : Égalité. Fraternité. Sans eux, la liberté deviendrait une farce incomplète. Une arme blanche rhétorique. Un slogan sur fond de champ de ruines idéologiques. Nous pensions qu’une guerre viendrait en bottes. Elle vient donc en baskets. Par Durov. Par Musk. Par Altman. Par tous ces hommes qui codent le monde à leur image, et le laissent brûler ensuite.
Le pouvoir russe posait des murs. Le pouvoir américain tend des miroirs. La Russie faisait taire. La Silicon Valley rend flou. Pas d’oppression. Du bruit. Pas de doutes. Du buzz.
La Russie imposait ses idées comme on impose un couvre-feu : on voyait la menace. On la nommait. Elle avait un drapeau, un accent, un fond rouge. C’était grossier, mais c’était clair.
La propagande américaine, elle vend du bien-être avec des algorithmes. Elle t’apprend à respirer pendant que le monde brûle. Elle ne t’ordonne rien. Elle t’optimise.
Le pouvoir russe voulait contrôler les cerveaux. Le pouvoir américain les laisse s’égarer. Il crée les conditions d’un brouhaha constant. Ce n’est pas l’interdiction, c’est la saturation. Pas de censure frontale, non. Mieux : une overdose d’opinions, une bouillie de contenus, où chacun croit penser alors qu’il ne fait que réagir. Une liberté administrée par l’abondance.
On a moqué la Pravda. Mais qu’est-ce que Twitter rebaptisé X, sinon un outil de propagande horizontale ? Une arène où les plus influents ne sont pas ceux qui pensent, mais ceux qui provoquent le plus de dopamine.
Le titre Mountainhead claque comme une provocation : référence directe au Fountainhead d’Ayn Rand, traité halluciné d’individualisme surhomme, tantôt mal cité, tantôt dévoyé. Mais qui parle ici ? Le film, ou ses personnages ? Confusion gênante ou peut-être signifiante. Car c’est là que le bât blesse : dans cette fascination américaine pour une liberté sans dette, une puissance sans éthique, une subjectivité absolue, parfois maquillée sous des citations de Kant ou de Nietzsche, qui viennent comme des posters sur les murs d’un bunker mental, Hegel y est convoqué à contre-sens. L’histoire comme ruse de la raison est devenue une start-up. L’idéalisme allemand sert à justifier l’abandon du monde.
Regardez bien Mountainhead. Écoutez ses silences. Ce ne sont pas des milliardaires qui s’y battent : ce sont des idées. Ce sont nos idées. Celles que nous avons laissé se formater. L’individu-roi. L’enfant-projet. La société comme option. Le chaos comme une conséquence naturelle.
Et la guerre, toujours, qui gronde en bruit de fond.
Car ces technologies, ces IA soi-disant neutres, ne font pas qu’écrire des poèmes ou corriger des CV. Elles fabriquent du réel. Et ce réel-là tue. Lentement. Silencieusement. Par effet d’accumulation.
Alors peut-être faudrait-il écrire d’autres films. Où la liberté ne s’achète pas. Où l’enfant est un mystère, pas un avatar. Où le pouvoir n’est pas une farce philosophique. Où la montagne n’est pas un trône, mais un avertissement, une vue sur l’abîme. Où l’on se rappelle, enfin, que sans l’autre, la liberté n’est qu’une prison élégante, avec vue panoramique sur la fin du monde.
Si Rome les fascine, sa grandeur, son architecture, son stoïcisme, se souviennent-ils encore de sa chute ? De sa pourriture lente, de ses élites corrompues, de ses guerres internes camouflées en paix ? Rome n’a pas explosé. Elle a implosé. Et si la guerre n’a jamais été devant nous toutes ces dernières années ? Peut-être est-elle est déjà bien là. En nous. Dans tous ces algorithmes qui nous entourent, dans nos enfants élevés à l’image. Dans ce silence, si propre, qui précède chaque chute. Et nous regardons Mountainhead.
Alors ? Que nous reste-t-il à faire ?
Télécharger Mountainhead. Respirer pendant que tout crame, à Gaza, en Cisjordanie, en Iran. Faisons cent enfants. Offrons-leur un prénom. Et surtout : ne parlons jamais d’égalité. On leur dit simplement :
Ta liberté suffit.