Je sors d’une formation sur la santé au travail. Dans le couloir encore tiède, quelque chose me suit : une sensation douce-amère, le genre qui s’accroche au revers d’un manteau, comme si les mots entendus là-bas flottaient encore autour de moi : trop parfaits pour le monde tel que je le vois, le vis. Des mots trop propres, trop alignés, trop sûrs d’eux-mêmes.
Dans ce phalanstère, il y avait ces collègues que je reconnais sans les connaître vraiment : des silhouettes familières, des voix qu’on repère avant de mettre un nom dessus, des mains qui tremblent parfois mais ne lâchent jamais un dossier. Des femmes et des hommes qui continuent d’avancer par devoir, ou par fidélité à une idée du travail qui ne tient plus vraiment debout mais qu’ils portent encore, pas par héroïsme (l’héroïsme n’a jamais payé les factures), par obstination.
On venait là pour souffler, pour vérifier que la lassitude n’est pas une défaillance intime mais bien une fatigue partagée, une sorte de respiration collective, un peu usée, mais encore vibrante. On venait aussi pour entendre, presque pour s’en convaincre, que la loi existe encore, qu’elle peut à défaut de protéger, parfois amortir et que dans les marges, une virgule peut encore servir d’abri contre ceux qui se disent « responsables » de nous. Dès que l’on rouvre la porte sur le réel, une fissure apparaît. Elle suffit à regarder pour comprendre que quelque chose ne tient plus : « Le salarié doit prendre soin de lui et des autres » dit le texte. Une phrase presque tendre (et c’est peut-être cela qui la rend dangereuse), qui peut également aider à renverser l’ordre : demander à celui qui ploie de rester solide, charger celui qui s’effondre de se reconstruire lui-même. C’est la version polie de cet ancien slogan managérial: si tu vas mal, c’est que tu étais déjà fragile. On déplace la faute quand on ne veut pas déplacer les structures.
Pendant ce temps, le triptyque officiel : prévenir, préserver, réparer, continue d’habiter les documents comme une prière qu’on ne cherche même pas vraiment à réciter. Une relique qu’on expose sans jamais s’en servir. Les prud’hommes existent, oui ; mais là encore, la langue française sait parfois mieux que les institutions ce qu’elle dit, et ce qu’elle tait.
Dans la réalité, ce cadre ressemble davantage à un rêve oublié : propre, ordonné, sans prise sur le vent. Et si un tel lieu existe vraiment, qu’on me l’indique : j’irai m’y présenter comme on dépose une offrande.
Le monde du travail, lui, ne se laisse jamais duper longtemps. Des burn-out qui montent comme la marée (une image marine que je déteste, et que mes collègues reconnaitront, mais qui s’impose tant elle dit l’engloutissement) et toutes ces démissions qui glissent comme des courants froids, qu’elles soient réelles ou silencieuses. Des journées entières à tenir, simplement tenir. À croire que toute une partie de la population active vit désormais dans une forme de survie « acceptable » statistiquement.
Les protections ne protègent plus, et même les promesses ne promettent plus. Ce que je comprends désormais, c’est que les travailleurs s’épuisent par loyauté, tandis que ceux qui devraient les protéger s’abritent derrière des protocoles ; et dans cet écart - entre leur courage et l’indifférence organisée - se loge toute la violence contemporaine.
Derrière cet écart se tient en réalité un système qui ne s’effondre pas par accident, mais qui réclame, pour fonctionner, des corps fatigués et des consciences résignées. Rien de nouveau dans l’usure du travailleur bien sûr, mais c’est bien la manière dont elle est « gérée », administrée, rationalisée comme un coût parmi d’autres qui continue à m’étonner. Il faut désormais des mots en cascade pour maquiller une évidence : la fatigue est devenue rentable. Le consentement à l’épuisement est ancré comme un outil de gouvernance. On ne casse pas le travail : on casse ceux qui le font.
Dans ce paysage qui se craquelle chaque jour un peu plus, les repères se déplacent pourtant plus vite que les forces. Un monde où l’IA bouscule toutes frontières poreuses, non comme un progrès mais comme une conséquence logique d’un système qui préfère optimiser les procédures que reconnaître les personnes. Un monde où un capitalisme moribond frappe encore, par réflexe, par inertie : on a beau mourir, on peut encore mordre. Il y a là quelque chose de presque mythologique : ce Léviathan qui continue de bouger alors que tout le monde le dit à l’agonie. Et c’est précisément dans cette agonie que se trouve sa force aujourd’hui : il dévore en silence, il se modernise en prétendant disparaître, il se recompose pendant que nous le croyons défait. Le capitalisme n’est jamais aussi puissant que lorsqu’il se dit fragile. Comme ces bêtes de montagne qu’évoque Erri De Luca : plus elles semblent épuisées, plus leurs coups sont précis.
Un monde où la politique se crispe à chercher son sauveur, alors qu’elle sait pertinemment qu’il n’y en a pas (elle le sait depuis longtemps), mais continue de jouer cette pièce pour ne pas avouer qu’elle ne sait plus écrire de scénario acceptable.
L’époque ne change pas : elle accélère. Et quand tout accélère, la souffrance infiltre les interstices. Les mots se vident. « Bien-être au travail » devient une catégorie administrative, le « care » se transforme en gadget managérial : quand les signifiants décrochent des signifiés, chacun tente d’habiter ce vide comme il peut.
La lucidité ne s’arrête pas à la porte des institutions. Elle me suit jusque chez moi : enlève ses chaussures, s’assoit et se raconte. Mon fils m’explique les nouveaux territoires de l’amour : couple officiel, exclusif, inclusif, fréquentation… Il dit ce qu’il comprend, ce qu’il devine, ce qu’il craint. Dans sa voix, il y a une quête simple : ne pas disparaître dans le flou. Je me dis alors que cette génération met des mots là où nous mettions des silences. Elle nomme pour ne pas souffrir, pour prévenir la chute. Elle a compris trop tôt que le monde n’est jamais à la hauteur du désir. Et malgré les remparts qu’ils tentent d’ériger, on le sait, fatalistes ou pas, que la vie déborde toujours. Elle ignore les cadres, contourne les catégories, impose son tempo de l’imprévu.
Naturellement, mon regard revient vers nos institutions ; finalement, elles aussi ont souvent tenté de contenir l’incontenable à coups de protocoles. Elles empilent les normes, ajoutent des couches comme on ajoute des pansements sur des fractures ouvertes, car dans un pays qui adore la littérature, l’illusion de maîtrise passe toujours par la multiplication des paragraphes. Mais la souffrance, elle, trouve toujours un passage entre ces lignes. Elle se réinvente, insaisissable, comme si elle avait appris de nous à se faufiler.
C’est dans ces moments précis, qu’Arendt cesse d’être une référence et devient une clé : l’humain se défait quand il n’est plus vu. Aujourd’hui, c’est cela qui s’effrite : l’attention. Pas celle dont on parle à longueur de diagnostics ; l’autre, la seule qui compte : celle qu’on donne vraiment. Et c’est dans ce défaut d’attention que l’intérêt commun se défait pierre par pierre. Pas le vivre-ensemble proclamé dans les discours, le vrai : cette conviction silencieuse que le temps qu’on donne à quelqu’un a un poids, non mesurable mais réel.
Quand ce poids disparaît, l’édifice humain perd sa cohésion. Fanon appelait cela la perte du « sujet ». C’est aujourd’hui une disparition en plein jour : douce, progressive, presque polie. Et cette disparition douce, presque élégante donc, est peut-être la plus redoutable : elle évite le scandale, elle évite la lutte. On ne se rebelle pas contre ce qui s’efface lentement ; on s’habitue. L’habitude est une arme politique : elle transforme l’inacceptable en normalité.
Alors la même question revient traverser tous les lieux de nos vies : comment exister sans se dissoudre ? Comment être regardé sans être assigné ? Comment tenir sans se trahir ?
Le lien humain ne tient pas grâce aux règles. Il tient malgré elles. Il naît dans cette manière de dire à l’autre : je te vois. Tu n’es pas interchangeable. Dans certaines régions du sud de l’Italie, m’a raconté un jour mon frère napolitain, on dit encore «je te porte dans mes yeux » pour dire « je te tiens en vie ». Je pense souvent à cette expression. Elle dit ce que le droit ne parvient plus à garantir : la reconnaissance.
Les cadres, les protocoles, les dispositifs ne sont que des décors. Et lorsque le décor tombe, il ne reste plus que cette question nue : comment ne pas renoncer les uns aux autres dans un monde qui s’acharne à nous réduire ?
Peut-être que la réponse est là, dans ces instants minuscules qu’on ne remarque pas : dans les mots hésitants d’un adolescent qui tente d’aimer sans disparaître ; dans la dignité silencieuse de ceux qui continuent de tenir quand tout incite à lâcher ; dans ces gestes trop lents pour le monde mais assez humains pour nous maintenir vivants. Ces gestes, lents, humbles, inutiles pour les logiques productives ont pourtant un pouvoir étrange : celui de déranger la mécanique. Ils ne produisent rien, mais ils empêchent la destruction totale. Ils sont les pierres minuscules que David glisse dans sa poche avant de s’avancer vers Goliath. Ce n’est pas une lutte frontale : c’est un refus ténu, tenace, inentamable.
Si quelque chose doit tenir encore, ce n’est pas le cadre : c’est le regard, la présence. Cet infime mouvement vers l’autre, le seul qui puisse encore sauver quelque chose du commun : qu’il ne s’effondre jamais.
Et je profite de ce billet pour remercier ceux qui, ces derniers jours, m’ont offert une part de leur temps, de leur écoute, de leur humanité, sans calcul, sans stratégie. Ce sont eux, toujours eux, qui maintiennent debout ce qui tient encore de nous. Merci.