En 1957, Roland Barthes publiait Mythologies. Il y disséquait les récits du quotidien, du catch, à la Citroën DS, en passant par le bifteck-frites pour montrer comment la bourgeoisie transformait le contingent en naturel, l’historique en évident. Le mythe, écrivait-il, est un « système sémiologique second » : il ne dit pas « voici un objet », mais « cela va de soi ».
Soixante-dix ans plus tard, nous voilà saturés de nouveaux mythes. Non plus ceux de la société de consommation d’après-guerre, mais ceux de la vitesse et de la résignation. Trois exemples les cristallisent : Trump, l’intelligence artificielle, et l’impuissance face au génocide palestinien. Trump, l’IA, la Palestine pourraient apparaître comme trois réalités sans rapport apparent, pourtant elles sont reliées par une même structure : celle d’un monde saturé de vitesse, d’amnésie et de renoncement.
Comme Barthes en son temps, je rapproche ici des registres qui semblent incompatibles : un président populiste, une technologie et un génocide. Non pas pour les égaliser politiquement, car l’horreur palestinienne ne saurait être mise sur le même plan qu’un algorithme ou qu’un slogan électoral, mais pour souligner que le mécanisme mythologique qui les traverse est identique. C’est le même geste de naturalisation : transformer l’accidentel en inévitable, l’historique en fatal. Chez Barthes, le bifteck et l’abbé Pierre pouvaient relever du même système de signes. Aujourd’hui, ce sont Trump, l’IA et la Palestine qui s’inscrivent dans un horizon commun : celui de l’inéluctable. Chez Trump, le mécanisme saute aux yeux : une insulte purement raciste qui devrait le disqualifier est reprise en boucle par ses partisans comme preuve de sa «franchise ». Le scandale, digéré par les chaînes d’info, devient authenticité. Pour l’IA, l’anthropomorphisme fait le travail. la traduction systématique de deep learning en « apprentissage profond » dans la presse grand public, qui anthropomorphise la machine.
Quant à la Palestine, sa neutralisation médiatique (et politique) est flagrante : un bombardement sur une école devient dans une dépêche AFP « des affrontements » ; la famine décrite aujourd'hui par les ONG est rebaptisée « crise humanitaire ». La violence politique est diluée dans des formules aseptisées qui transforment un véritable génocide perpétré sous nos yeux en « conflit complexe ».
Dans ces trois cas, le processus est identique : des mots choisis, répétés, recyclés, qui transforment le contingent en inéluctable, le scandale en évidence. C’est là, et non dans une comparaison de valeur, que se joue leur point commun.
Trump : de l’accident au choix
On avait d’abord expliqué sa première élection par un bug de la démocratie. A la dernière, il s’est imposé par choix. Ses outrances ne l’ont pas disqualifié : elles sont devenues sa marque. Dans un monde saturé de tweets, de scandales, de vidéos virales, où chaque faute chasse la précédente, le mythe opère ici pleinement : Trump n’est pas un accident, il est présenté comme « la voix du peuple », celui qui « dit tout haut ce que les autres taisent ». Peu importe que cette voix soit saturée de mensonges, ce qui est historique, c'est ici l’effondrement de la parole politique : l’homme fort serait « authentique ».Peu importe que cette voix soit saturée de mensonges : l’histoire, ici, c’est l’effondrement de la parole politique. L’homme fort devient « authentique ». Alors à quoi bon voter, quand le bulletin rapproche toujours un peu plus du pouvoir ceux qu’on voulait écarter ? À quoi bon voter, quand les urnes placent au gouvernement un homme qui se cache derrière les scandales, et pourrait n’être qu’une version wish et française d’un Trump, Bayrou en toge républicaine, l’intelligence en moins mais l’impunité en plus ?
Et dans ce vacarme, il me reste parfois l’image d’une chaise vide au milieu d’un plateau télé. Elle ne parle pas, ne valide rien, ne produit aucun effet de manche. Elle oppose son refus. Elle rappelle qu’il existe encore, peut-être, des lieux où le bruit n’a pas tout englouti. Mais combien de temps avant que même ce silence ne soit transformé en spectacle ?
L’IA : la technique devenue religion
L’intelligence artificielle, elle, se présente comme une évidence historique. Écoutez le langage courant : on ne dit pas « modèle probabiliste corrélant des données », mais « elle apprend », « elle comprend », « elle décide ». Les mots opèrent comme des incantations. Les ingénieurs deviennent des prêtres, leurs termes anglais des formules sacrées : deep learning, singularity. Et nous, fidèles un peu hébétés, nous oscillons entre fascination et effroi, incapables de savoir si nous assistons à une apocalypse ou à une renaissance. Ainsi se fabrique le mythe : transformer du code en destin, un produit marchand en loi de l’Histoire. La Silicon Valley joue ici son rôle messianique, répétant qu’« il faut s’adapter », que « résister serait archaïque ». La contingence (des choix industriels, énergétiques, politiques) se trouve travestie en nécessité. Le mythe IA fonctionne donc lui aussi à la manière barthésienne : il efface les conditions de production (serveurs énergivores, main-d’œuvre précaire du Sud global, exploitation massive des données) pour imposer une image unique : celle d’un futur inéluctable. Et, comme toute religion séculière, l’IA promet la rédemption - la guérison, la productivité infinie - tout en brandissant l’Apocalypse : la machine qui dépassera l’homme, l’humanité rendue obsolète. Et nous, nous y rejouons, en boucle, Prométhée enchaîné et Pandore ouvrant la boîte. Face à cela, une question ronge : à quoi bon ? À quoi bon protester contre les serveurs qui engloutissent l’eau de nos nappes phréatiques, quand on nous répond que « c’est le prix du progrès » ? À quoi bon convaincre nos élèves que leur voix vaut encore quelque chose, quand ils sont persuadés que ChatGPT écrit mieux qu’eux ? À quoi bon écrire, quand la machine relit, critique et suggère des améliorations plus vite que nous ? Et pourtant, une chaise vide suffirait à dérégler ce récit. Elle n’anticipe pas, ne prédit rien, n’optimise rien. Elle attend. Et c’est peut-être cela que notre époque ne supporte plus : l’inutile, l’immobile, le temps qui ne sert à rien.
La Palestine : l’horreur réduite au bruit de fond
Et puis il y a la Palestine. Des dizaines de milliers de morts, des bombardements quotidiens, des rapports d’ONG parlant de génocide et aujourd'hui de famine, mais dans le flux médiatique, tout cela est devenu un « conflit », une abstraction, un bruit de fond. L’accélération des images les rend paradoxalement invisibles. Trop nombreuses, trop rapides, trop parcellaires pour rester. Le mythe fonctionne ici par euphémisation : ce qui est politique et historique (« une entreprise coloniale », « un rapport de forces militaire ») se transforme en évidence médiatique : « une guerre complexe », « un cycle de violences ». L’horreur est neutralisée, comme Barthes décrivait la neutralisation idéologique de la publicité ou de la presse bourgeoise. Face à cela, à quoi bon manifester ? Faut-il risquer une garde à vue pour une pancarte mal tolérée, et se retrouver enfermé dans une accusation d’antisémitisme qu’on vomit pourtant de tout son être ? À quoi bon relayer encore, quand nos voix ne font qu’ajouter un murmure insignifiant au vacarme numérique, face au silence calculé de ceux qui détiennent le pouvoir d’agir ? À quoi bon dénoncer, lorsque même un ministère entier, lesté de siècles d’histoire diplomatique, n’a produit que des phrases vides, des condamnations répétées sans effet, aussitôt avalées par le flux ?
Et pourtant, il suffirait d’une image pour que l’oubli se brise : une chaise vide au milieu des décombres. Elle dit plus que mille communiqués. Elle rappelle ce qu’on refuse de voir : l’absence, irréversible, qui ne se scroll pas. Une chaise immobile, et le silence devient insoutenable.
Ces trois cas, Trump, l’IA, la Palestine semblent de prime abord éloignés. En réalité, ils relèvent du même mythe contemporain : celui de l’inéluctable.
L’inéluctable du populisme : Trump serait la conséquence « naturelle » de la colère populaire.
L’inéluctable de la technologie : l’IA serait l’avenir, qu’on le veuille ou non.
L’inéluctable du génocide : la Palestine serait une tragédie insoluble, éternelle.
C’est exactement ce que décrivait Barthes : le mythe ne ment pas, il dépolitise. Il ne dit pas « voilà ce qui est choisi », mais « voilà ce qui va de soi ». L’histoire est effacée, la contingence devient destin. Si Trump n’est donc plus élu par accident : s'il prospère parce que la succession d’outrances et de scandales abolit la mémoire. Si son excès devient sa force, son impunité devient sa légitimité. Si l’IA ne s’impose pas malgré ses risques, mais précisément parce qu’elle promet l’illimité : une efficacité sans frein, une créativité sans fatigue, une croissance infinie. Et si ans les deux cas, l’excès est transformé en évidence ?
Et la Palestine ? Elle en constitue la face la plus tragique. Dans ce monde qui défile à la vitesse des flux, même un génocide devient invisible par saturation. Les images circulent en continu, mais elles perdent leur force, absorbées par le spectacle permanent. L’oubli se fabrique en temps réel. La barbarie devient bruit de fond. L’impuissance collective se résume dans un autre à quoi bon : à quoi bon s’indigner, manifester, dénoncer, puisque le rouleau compresseur continue ?
Un monde sans fin
Dans les trois cas, nous voyons à l’œuvre le même mécanisme : l’accélération qui efface le scandale (Trump, IA, Palestine) ; le cynisme qui transforme la faute en norme (« il dit tout haut ce que les autres taisent », « l’IA est inévitable », « ce conflit est trop complexe ») ; la fatigue qui rend le renoncement rationnel. Le mythe qui habille ce renoncement en évidence (« l’avenir appartient aux machines », « la démocratie a choisi », « la géopolitique est trop embrouillée »).
Paul Virilio parlait d’un « monde sans fin » : un monde qui ne connaît plus de limite, où la vitesse empêche le jugement, où l’histoire elle-même perd sa capacité de clôture. Trump, l’IA et la Palestine en sont les symptômes contemporains. Le politique, la technique et la violence s’articulent désormais dans une mythologie de l’inéluctable : tout ce qui arrive devait arriver, tout ce qui advient est déjà normalisé. Face à cela, notre tâche n’est pas seulement d’analyser, mais de démystifier. Rappeler que derrière l’évidence, il y a des choix ; derrière le mythe, des intérêts ; derrière la fatalité, des responsabilités. Sinon, nous resterons prisonniers de ce récit du « sans fin » : dociles devant l’homme fort, fascinés par la machine, impuissants devant le massacre.
Nous vivons bien dans un monde où la vitesse empêche toute mémoire, où l’accélération fabrique l’amnésie. Dans ce flux, les scandales politiques, les désastres écologiques, les crimes de guerre sont absorbés, neutralisés, banalisés. Nous vivons dans un monde « sans fin » : non pas éternel, mais sans clôture, sans jugement, sans mémoire.
Et c’est là que réside le véritable danger. La société se cale sur un credo unique : à quoi bon. À quoi bon protester contre Trump, puisqu’il incarne la colère populaire ? À quoi bon critiquer l’IA, puisqu’elle est inévitable ? À quoi bon continuer à manifester pour la Palestine, puisque « rien ne changera » ?
L’« à quoi bon » est devenu le nouveau mythe : un récit qui nous dit que tout est déjà joué, que l’histoire n’est plus qu’un destin à subir. La fatigue est devenue dogme. Et c’est peut-être la plus grande victoire des mythes : transformer notre lassitude en sagesse, une résignation en vertu.
En France, nous n’y échappons pas. On nous explique qu’il faut « s’adapter » à l’austérité budgétaire, « accepter » les réformes des retraites ou de l’assurance chômage, « moderniser » toujours plus vite au nom de la compétitivité. Là encore, la politique est naturalisée : ce ne sont plus des choix, mais des nécessités. À quoi bon lutter ? À quoi bon bloquer ?
Démythifier pour résister
La tâche critique reste celle que Barthes s’était donnée : démythifier. Nommer ce qui est effacé. Rappeler que Trump n’est pas « la voix du peuple », mais le produit d’une stratégie politique et médiatique. Que l’IA n’est pas « l’avenir », mais le fruit d’intérêts industriels et énergétiques. Que la Palestine n’est pas « un conflit complexe », mais une guerre asymétrique, un génocide où s’exerce une responsabilité individuelle et citoyenne historique.
Démythifier, ce n’est pas seulement manifester un jour de plus ou brandir un slogan de plus. C’est briser la mécanique du « ça va de soi » dans ses formes les plus banales. Dire que Trump n’est pas « la voix du peuple », mais le résultat d’une ingénierie médiatique où chaque chaîne recycle ses outrances en spectacle rentable. Dire que l’IA n’est pas « l’avenir », mais un produit industriel qui consomme l’eau des nappes phréatiques de Californie et repose sur les clics invisibles de travailleurs kenyans payés deux dollars de l’heure. Dire que la Palestine n’est pas « un conflit complexe », mais un territoire où une école détruite est traduite par les dépêches en « affrontements », comme si le langage lui-même gommait la responsabilité.
Démythifier, c’est rappeler que ces récits ne tombent pas du ciel : ils sont fabriqués, répétés, intériorisés. C’est accepter de s’asseoir, un instant, sur une chaise vide, non pas pour en faire une image de plus, mais pour refuser de participer à la liturgie du flux.
Alors, bloquer le 10 septembre n’est pas seulement un geste syndical : c’est une opération sémiologique. C’est redonner à l’histoire sa contingence, au politique son choix, au temps sa limite. C’est rappeler que le monde n’est pas sans fin, mais fini, donc transformable.
Voilà pourquoi, en France, le 10 septembre, vouloir tout bloquer n’est certainement pas un mot d’ordre radical, mais une nécessité rationnelle. Et c’est peut-être, malgré tout, un premier pas vers l’internationale dont nous aurions tant besoin. Faute de quoi, nous accepterons docilement de devenir les fidèles d’un culte moderne qui promet l’infini, mais qui risque, au bout du compte, de nous conduire à l’épuisement, non pas d’un monde sans fin, mais d’un monde en ruine. Il ne nous restera plus qu’à hocher la tête en cadence, devant de nouveaux mythes, toujours plus nombreux, toujours plus indécents, prosternés devant le vide.
Un garçon palestinien est assis sur une chaise avec un drapeau alors que les autorités israéliennes démolissent le site d'une école dans le village de Yatta, au sud de la ville d'Hébron en Cisjordanie, le 11 juillet 2018 © HAZEM BADER / AFP https://www.amnesty.fr/discriminations/actualites/apartheid-contre-le-peuple-palestinien-explique-questions
