Il y a des silences qui ne sont pas de la prudence mais de la lâcheté. Et puis il y a ceux qu’on exige au nom d’un mot devenu fétiche : l’humour.
Avant d’être un sujet de débat, ce dessin de Charlie Hebdo caricaturant Rokhaya Diallo a été pour moi un choc physique. En le voyant, j'ai ressenti l'humiliation brutale de ces sentences portées contre les femmes, contre ce que nous sommes encore aujourd'hui, en 2025. Ce trait de crayon m'a violemment projetée en arrière : il a réveillé les micro-coupures de l'enfance, ces petites humiliations quotidiennes devant la télévision des années 80-90. Il a ravivé le traumatisme de découvrir, bien plus tard, qu'un zoo humain - le village de Bamboula - a pu exister dans ces mêmes années, près de Nantes, à l'époque même où j'étais scolarisée dans cette région.
On croit ces blessures refermées, mais elles sont comme ces cicatrices de feuilles de papier : fines, invisibles, prêtes à se rouvrir au moindre frottement. Ce dessin n'est pas « juste » une caricature, c'est le frottement de trop.
Je n'ai jamais cru qu'une caricature était intouchable par essence, je n'ai jamais cru non plus que la satire donnait un permis d'assigner. Ce qui se joue ici n'est pas une querelle de susceptibilité, ni un débat sur le « droit de choquer », c'est plus ancien, plus lourd, et bien plus chargé de mémoire que ce que l'équipe de Charlie Hebdo feint d'ignorer.
L'archive coloniale n'est pas un jouet. Ce dessin qui vise Rokhaya Diallo s'inscrit dans une généalogie visuelle précise : l'archive coloniale. Celle qui a longtemps réduit les femmes noires à un corps, un rythme, une danse, une animalité supposée joyeuse. Celle qui a transformé l'exotisme en hiérarchie, celle qui riait pendant que d'autres étaient assignées.
Il n'est pas anodin que la référence convoquée pour justifier le trait d'humour soit Joséphine Baker. Baker, figure sublime et tragique à la fois, adulée pour ce qu'elle donnait à voir, tolérée tant qu'elle dansait, panthéonisée très tard, après avoir été longtemps consommée comme image. La convoquer aujourd'hui pour réduire une intellectuelle contemporaine à une silhouette exotisée n'est pas un clin d'œil, c'est une réactivation.
Ce qui est en jeu ici n'est pas l'irrévérence, c'est une paresse graphique. Le trait ne cherche plus, il recycle, convoque des archétypes visuels déjà disponibles avec des corps déjà chargés, des images dont l'histoire fait le travail à sa place. La caricature ne vise plus une idée : elle pioche dans un stock. C'est en cela que ce recyclage n'est pas égalitaire. Certains corps disposent d'une iconographie souple, réversible, infiniment modulable. D'autres restent prisonniers d'images figées, héritées de rapports de domination. La satire devient ainsi asymétrique : elle peut ridiculiser les uns sans les assigner, et réduire les autres à ce qu'ils ont toujours été sommés d'incarner.
Charlie revendique un universalisme : « on caricature tout le monde pareil ». Mais précisément, les corps ne sont pas pareils. Ils n'ont pas la même histoire, la même archive visuelle. Dessiner Macron en roi nu mobilise la satire politique classique, dessiner une femme noire en danseuse exotique mobilise une imagerie qui a servi à justifier l'infériorisation. Dire cela n'est pas censurer : c'est historiciser.
L'humour agit ici comme une dispense d'argument : il évite la confrontation intellectuelle et remplace la pensée par la reconnaissance immédiate d'un code visuel. On rit non parce que c'est juste, mais parce que c'est déjà vu. Cette facilité n'est pas une liberté. C'est une autre forme de renoncement. Et à force de frapper toujours au même endroit, la satire cesse de déranger : elle confirme, stabilise, pour reconduire l'ordre qu'elle prétend moquer.
Rokhaya Diallo n'est pas une figure médiatique surgie du néant. Elle est précisément l'une de celles qui, depuis des années, explique comment ces assignations fonctionnent, comment elles abîment, comment elles s'internalisent, comment elles produisent de la honte, du retrait, de la colère muette. Comment elles fabriquent des trajectoires empêchées. Pour toutes ces raisons ce dessin n'est pas anodin : il contredit tout ce qu'elle démontre et illustre, malgré lui, exactement ce qu'elle analyse. Car ce dessin ne s'attaque pas à une opinion, il s'attaque à son corps.
Cette question du corps comme lieu de lutte, je l'explore avec mes étudiants à travers la littérature. Dans Americanah, Chimamanda Ngozi Adichie fait du cheveu un espace saturé de politique. Le salon de coiffure devient une frontière et le défrisage, une discipline sociale. Le retour au naturel, lui, est un geste fragile, lent, presque douloureux. La stylométrie d'Adichie, feutrée, sensorielle, laisse affleurer la violence sans la proclamer. Chez Rokhaya Diallo, dans Afro !, la parole est frontale : elle nomme, accuse, et rassemble. Le « je » devient « nous ». Le cheveu cesse d'être un détail pour devenir un étendard. Ces deux écritures se répondent. L'une explore, l'autre affirme. Mais toutes deux disent la même chose : le corps noir féminin est un territoire disputé, un lieu où s'exerce le pouvoir, un lieu où la résistance est immédiatement suspecte. C'est aussi ce que rappelait Miriam Makeba, lorsqu'elle refusait de lisser sa voix, ses cheveux, sa langue pour rassurer l'Occident. Sa présence était politique avant même qu'elle parle. Comme si, pour certains corps, exister était déjà un acte.
Alors non, on ne peut pas se taire face à cette caricature. Non parce que la caricature serait sacrée, mais parce que l'histoire n'est jamais neutre : elle colle aux images, aux corps et aux réflexes. Elle revient précisément quand on prétend qu'elle n'existe plus. Se taire, ce serait accepter qu'une femme noire puisse être attaquée sur son image plutôt que sur ses idées, ce serait admettre que l'humour fonctionne comme une lessive symbolique, capable d'effacer des siècles d'assignations en un trait de crayon.
Mais la réalité est là : l'humour ne lave rien quand il se contente de gratter la croûte des vieilles blessures.
Il ne s'agit pas d'interdire, ni de protéger, ni de sacraliser. Il s'agit de refuser un raccourci. Refuser que l'image serve d'arme quand le débat n'a plus le courage de se tenir. Refuser que certains corps continuent de payer le prix de l'irrévérence des autres. La caricature n'est jamais hors-sol, elle parle une langue. Et cette langue a une mémoire. Faire comme si elle ne pesait rien, c'est déjà choisir ce qu'on accepte d'ignorer.
Tant que l'on confondra insolence et répétition des schémas dominants, la satire continuera de frapper toujours au même endroit. Ce n'est pas un scandale, c'est une mécanique.
De tout cœur avec vous, Rokhaya.