Hier soir, j’ai vu un miracle républicain : une 504 break et une R12 surchargées comme des troupeaux de gnous (pardon, M. Debbouze) ont traversé le Grand Palais, par la grande porte. Celle-là même qui reste fermée aux souvenirs de nos mères, à nos enfances entassées sur des banquettes râpées, à nos sandwiches au thon soigneusement emballés dans du papier alu. Une porte blindée, à double tour. Sauf pour les héritiers, les lignées nettes, les classiques.
Et pourtant, hier, elle a cédé. Juste le temps de quelques soirées estivales. Assez longtemps pour qu’on entre et qu’on s’y tienne, debout.
Ce n’était pas qu’un spectacle ; ni qu’une expo ; ni qu’un DJ set ; ni un documentaire ; ni du théâtre. C’était un éclat dans la verrière. Mohamed El Khatib a appelé ça Le Grand Palais de ma mère. Tout était déjà dans le titre. Une République à prénoms et noms compliqués, des mémoires cabossées, des intimités importables dans les salons du bon goût. Et ce soir-là, elles étaient au centre ; ni en marge ; ni en médiation culturelle. En pleine lumière.
J’ai pensé à ce collègue qui, en trois ans, a toujours écorché mon nom. Trois syllabes. Une par an. Faut vraiment pas vouloir s’en souvenir. Mais hier, je l’ai oublié. Avec tout le reste.
Parce qu’au cœur du Grand Palais, il y avait des voitures. Pourtant, je n’aime pas ça, les voitures. Je conduis par nécessité. Je ne reconnais aucun logo, sauf la 504 et sa cousine, la R12. Ces voitures-là nous ont transportés plus sûrement que tous les ministères de l’intégration réunis. Elles ont traversé la France, l’Espagne, les frontières, l'eau, la fatigue. Elles ont contenu nos disputes, nos cris, nos chants, nos glacières et nos valises de fer. Et ce soir-là, elles trônaient, officielles, légitimes : sacrées.
Alors oui, j’ai dansé. Moi qui ne danse plus. Lessivée par l’année, laminée par les injonctions à tout porter : mes enfants, mes parents, mes copies, mes loyers. Deux métiers et un demi-statut. Mais hier, j’ai dansé avec ce qu’il me reste de hanches et de rage joyeuse. J’ai dansé sous la même verrière où l’on exhibait jadis les « indigènes ». Cette fois, ce sont leurs enfants qui dansaient, sans folklore, sans story Instagram. Juste là.
J’ai erré dans ces 3000 m² comme on se perd dans une mémoire qu’on croyait digérée.
Une voiture, un impact, un bouquet sur le capot. Celui d’un père fauché par le sommeil d'un autre. Et moi, je chiale. Puis je ris. Parce qu’on ne fait pas autrement, parce qu’au bled, on rit pour ne pas mourir. On raconte et on rit, en même temps. Surtout les tragédies.
Une voix surgit d’une R12. Une voix sans arabe, mais pleine d’arabe. Une voix de gorge et de viscères, qui a tout retenu de l’autoradio familial. Une Oum Kalthoum en baskets. Barthes aurait parlé du grain. Moi, j’ai juste senti que quelque chose résistait. Quelque chose que l’État ne sait pas modéliser.
Et puis les objets. Partout des gris-gris, des madones, des peluches, des statuettes. Des choses minuscules qui disent : j’ai vécu ici. Boltanski aurait adoré. Mais ce n’était pas un musée mortifère. C’était une verrière habitée avec ses récits roulants, avec des voitures comme tombeaux joyeux, comme utérus, comme temples.
Et moi, j’étais là, fille, sœur, passagère de la banquette arrière. J’étais tous les mômes qui hurlent « Quand est-ce qu’on arrive ? ». Tous les pères qui suent aux douanes. Tous les oncles qui fument dans les tunnels. Toutes les mères qui plient des sandwichs au thon comme de l’or. J’étais là. Avec eux et pour eux.
Et puis Ya Rayah en DJ set lâché par Retro Cassetta. Sous la verrière du Grand Palais, j’ai dansé la Reggada avec le peu de dignité qu’il me restait. Et c’était beau. C’était politique, pas parce que c’était communautaire, mais parce que c’était inévitable et nécessaire. Une réponse charnelle à des décennies de polissage républicain.
Alors merci, Mohamed El Khatib. Merci d’avoir désobéi en douceur, d’avoir fait du théâtre sans rideau, avec sueur, avec tôle, avec menthe, avec mémoires. Pas celles empaillées. Celles qui vivent. Celles qui frottent. Celles qui disent je suis là, et bezaat !
Hier soir, la République n’a pas tendu un micro. Elle n’a pas modéré. Elle n’a pas débattu.
Pour une fois, elle a tendu l’oreille et elle nous a vus danser.

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