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Billet de blog 4 novembre 2009

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Campagne

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"Campagne. Faire campagne. Entrer en campagne. Entrer dans ce qu'on arrive pas à retenir, qui échappe continûment, comme un corps impossible à étreindre. Ou entrer dans ce qu'on croit retenir en le préservant. Nous sommes au temps des réserves. Nous ne savons plus abattre, tailler, violenter par amour. Nous ne savons pas que pour apaiser il faut parfois violenter. Nous ne connaissons plus que la brutalité et son pendant exact, la mièvrerie, le bon goût, nos dents s'y agacent comme sur de la confiture trop sucrée. Il nous faut quelque chose qu'on peut mordre, quelque chose qui tienne au corps. Ne sait-on pas que le respect n'est pas l'unique altruisme et qu'à brusquer, on s'expose, on prend, on se donne. Nous en avons assez de ce que nous savons sur nous-mêmes. Qu'on retourne profondément la terre, que tout se retrouve cul par-dessus tête, qu'on exhume toutes les racines, qu'on les tranche, qu'elles jonchent la terre, que tout soit saccagé. Nous en avons assez de ce que nous savons sur nous-mêmes. Nous en avons assez des restaurations, des réhabilitations, des retouches, des remakes, nous avons soupé des savantes restitutions de nous-mêmes. Nous voulons nous perdre, que rien ne nous soit épargné, qu'aucun chemin ne nous ramène au bercail, qu'enfin nous soyons obligés de nous pincer au sang pour constater que nous ne rêvons pas. Nous en avons assez de savoir par avance. Nous en avons par-dessus la tête des beaux parleurs, ils ne peuvent nous dire que ce que nous savons déjà sur nous-mêmes, pour le reste il faudrait nous contenter d'ânonner, d'hésiter, de nous reprendre, trouver des mots qui ne font pas fi de la peur, qui ne plient pas le genou devant la peur, qui ne prêtent pas allégeance à la peur mais qui l'avalent et s'en gobergent, des mots qui ne connaissent pas la peur. Mais pour autant nous ne saurions pas ce qui ce qu'il en résulterait, nous en avons assez de savoir par avance, nous en avons assez des beaux parleurs, de savoir par avance qu'ils vont nous enchanter. Nous préférons déchanter. Nous préférons trouver notre voix inconnue de nous, fût-elle éraillée, rauque, fût-elle brusque, cassante, nous préférons nous enlever le chant de la bouche, nous avons envie de trouver notre voix qui à peine sait parler, peut-être dans cette broussaille trouvera-t-elle à s'écorcher. Entrer en campagne. Il faudrait ne se souvenir de rien, il faudrait tout remâcher, à la fin on ne reconnaîtrait plus le vrai du faux. Entrer en campagne vidée de tout savoir, saignée à blanc, […]"

Maryline Desbiolles - "Anchise" - Ed. du Seuil, coll. Points roman (1999)

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