Suffit-il qu'un procès soit intenté, par un ministre, à des militants politiques hostiles au pouvoir en place pour que ce procès soit ipso facto politique? Suffit-il que le pouvoir poursuive en diffamation des militants politiques pour que cela constitue ipso facto une atteinte à la liberté d'expression?
En première approche, et pour les militants que sont les « 4 de Tours » qui se situent
(très) à gauche de l’échiquier politique, ces questions peuvent paraître oiseuses, tant
leur est familière la notion de « criminalisation des mouvements sociaux » pour désigner
la volonté du pouvoir d’affaiblir la contestation. La grille de lecture avec laquelle sont
alors interprétées les poursuites judiciaires contre les acteurs de ces mouvements
sociaux est évidemment celle de la lutte des classes : le pouvoir utilise à cette fin tel ou
tel de ses « bras armés », sa police, ou encore l’administration judiciaire, vue comme
tout entière aux ordres de l’exécutif. On entend parfois décrire cette soumission
postulée comme l’une des manifestations de l’existence d’une « justice de classe ».
Certes, dans une société de classe, l’ensemble des institutions existantes concourt à son
maintien, qu’il s’agisse de l’Ecole, par exemple, ou de la « justice » - de même qu’une
grande part des lois et des règlements auxquels nous sommes soumis ont pour
fondement le droit de propriété, base du pouvoir de la classe dominante. Mais ces
institutions, ces lois, ces règlements s’offrent rarement à notre regard sous une lumière
aussi crue, et avec des contours aussi nets.
Dans la représentation commune que les pays de démocratie libérale, autrement
dénommés « Etats de Droit », donnent d’eux-mêmes, il n'y a pas plus de justice de
classe que de procès politique. Il n'y a que des procès de droit commun ; il n'y a pas de
prisonniers politiques, il n’y a que des prisonniers de droit commun. La seule exception,
ce sont les procès intentés pour actes de terrorisme, instruits par les juges
antiterroristes, et jugés par des tribunaux spéciaux, qui sont, justement, des
juridictions d'exception. Cette particularité indique bien que la règle repose sur le
principe affiché d'une justice qui ne juge pas selon des catégories de classe ou des
positions politiques, que ce soit celles du plaignant, celles de l'accusé, celles du parquet
qui poursuit, celles du tribunal qui juge.
Le rôle explicite de la justice pénale consiste à faire comparaître des délinquants ou des
criminels dits « de droit commun », qui sont accusés d’avoir commis un délit ou un crime
définis comme tels par les lois de la République. Emettre un avis sur la politique du
gouvernement, c’est exprimer une idée, et exprimer une idée n’est ni un délit ni un
crime – à l’exception, encore une, des idées racistes et de celles prônant les
discriminations de genre, d’orientation sexuelle, d’origine ethnique, etc... Ne dit-on pas
d’ailleurs que le racisme n’est pas une opinion, mais un délit ?
La justice pénale ordinaire, donc, « ne fait pas de politique ». C’est ainsi que fonctionne
le plus sûrement et le plus efficacement le déni du politique, et pas seulement dans la
marche de l’institution judiciaire. A partir d’analyses sociologiques de cette institution,
on peut mettre en évidence, d’une part le fait que tous les citoyens ne sont pas égaux
lorsqu’il s’agit de rendre des comptes aux juges, ou de leur en demander ; et d’autre
part que le déni de cette évidence est indispensable à la crédibilité de la Justice comme
institution indépendante des pouvoirs et « apolitique ».
Le quotidien d’un tribunal correctionnel, c’est la condamnation des pauvres, non pas
tant parce qu’ils commettraient plus de délits ou de crimes que les « riches » (classe
moyenne et bourgeoisie), mais parce que les types de délits ou de crimes qui leur
échoient, si l’on peut dire, sont les plus visibles, et les plus visiblement caractérisés,
dans la pensée dominante, comme « antisociaux ». Quoique les vols à la tire
représentent un dommage financier négligeable si on les met en regard de l’évasion
fiscale, cette délinquance de pauvres est proportionnellement beaucoup plus réprimée
par les tribunaux que la fraude aux impôts. Une des raisons de cette inégalité de
traitement est liée aux capacités des riches à s’offrir les conseils d’avocats fort habiles à
brouiller les critères de définition des délits qui amènent leurs clients devant les
tribunaux. Alors qu’un vol de sac à main, ça, c’est bien un vol, personne, pas même le
prévenu, ne peut dire le contraire. Mais la condamnation sans équivoque qui s’en suit a
surtout une fonction idéologique. Que les voleurs à la petite semaine trinquent plus que
les escrocs de haut vol, tout le monde le sait, et surtout les pauvres, sur qui il importe
de faire peser lourdement le poids de leurs « fautes ». La sanction pénale est une leçon
de morale en actes, qui est l’occasion perpétuellement réitérée de faire passer le
respect de la propriété d’autrui comme la morale sociale indépassable.
Cette justice « qui ne fait pas de politique », en réalité n’arrête pas d’en faire, en ce
sens que l’essentiel de sa tâche répressive sert au renforcement des inégalités de
classes, à la perpétuation de cette valeur suprême qu’est la propriété privée, à la
pérennisation des pouvoirs installés et à la légitimation de leur domination.
Il en va de même de l’Ecole, qui se présente comme un instrument destiné à faire
progresser démocratiquement tous les élèves, et n’assure au final, à travers ses filières
d’excellence, que la promotion des fils et des filles des promus des générations
précédentes. Cette consécration des héritiers, qui perpétue la domination de classe, va
évidemment de pair avec la relégation dans les filières dévalorisées de celles et de ceux
qui, socialement et culturellement dominés, ne sont pas en position de relever le défi
de cette domination. Au-delà des choix élitistes de certains enseignants, qui ne
constituent sans doute pas la majorité de leur corps, c’est le fonctionnement
institutionnel du système scolaire et ses objectifs réels qui sont à l’origine de cet état
de fait. Peut-être pourrait-on en dire autant des juges : même ceux qui auraient la
volonté de ne pas pratiquer une justice de classe sont étroitement tributaires de la
manière dont se construisent socialement et politiquement les délits et les crimes, et
dont s’orchestrent leurs sanctions.
Donc, dans une société de classe fonctionne une justice de classe. Mais suffit-il
d’enfoncer cette porte ouverte pour rendre compte des raisons du procès en diffamation
intenté aux « 4 de Tours » par un ministre de l’Intérieur ?
La réponse sera paradoxale. En effet, le délit de diffamation est un de ceux qui se prête
le moins bien à l’analyse en termes de classe qui vient d’être évoquée. Contrairement
aux accusations d’outrage et de rébellion, qui visent le plus souvent des pauvres exposés
aux contrôles policiers sur la voie publique, la diffamation vise surtout des déclarations
ou des écrits rendus publics par leurs auteurs, et qui émanent, d’une manière ou d’une
autre, de personnes ou de groupes ayant accès à la diffusion de leur pensée, par tracts,
journaux, sites Internet, médias audio-visuels, conférences, etc.
Cette capacité à porter une parole publique n’est pas la chose au monde la mieux
partagée, ni la plus répandue. Les militants, lors même qu’ils exprimeraient les idées les
plus radicales d’émancipation des exploités, pratiquent, à leur corps défendant sans
doute, une activité que d’aucuns auraient naguère qualifiée de « séparée », une activité
de spécialistes, voire de professionnels de la critique sociale, distincte de l’ordinaire de
la survie des pauvres dont ils se disent solidaires. Pour le dire plus concrètement, ni la
société dans son ensemble, ni les magistrats, ne mettent sur le même plan et traitent de
la même façon un mendiant qui crie « Mort aux vaches » à la face des flics qui viennent
le déloger de la porte cochère qui lui sert d’abri, et des militants capables de faire se
déplacer des journalistes à une conférence de presse pour dénoncer des manœuvres
policières. La parole militante, du fait même de la distance qu’elle prend avec
l’expérience quotidienne des sans grade, acquiert un minimum de respectabilité, y
compris aux yeux de ses adversaires.
Mais d’un autre côté, les militants peuvent être tentés de penser que, plus que d’autres,
ils sont visés par la répression, du fait de leurs discours critiques qui ont pour but de
légitimer socialement et politiquement les luttes des exploités. Pour les institutions de
pouvoir, il serait donc d’autant plus nécessaire de les faire taire. D’où cette ambivalence
des magistrats, bien visible dans le cas du procès en correctionnelle des « 4 de Tours »,
où l’on a d’un côté, un certain acharnement à poursuivre des « coupables », et d’un
autre côté, le 5 avril 2011 par exemple, une audience où ces mêmes magistrats tentent
de se montrer respectueusement irréprochables dans leurs échanges avec les prévenus
et dans la conduite des débats. Cette apparente « bienveillance » est évidemment à
relier à la mobilisation politique et à l’expression d’une solidarité qui, même si ce n’est
pas son but, contribue à donner aux militants poursuivis une image de relative
respectabilité sociale. De sorte que, en l’espèce, ce n’est pas la grille de lecture passant
par la dénonciation de la justice de classe qui semble la plus pertinente si l’on veut
analyser les raisons des poursuites judiciaires contre les « 4 de Tours ».
Alors quoi ? Peut-on se référer à une sorte de « justice politique », telle qu’elle a pu
s’épanouir à travers les « procès de Moscou » des années 1930 – 1950 ? Nos gouvernants
démocratiquement élus en seraient-ils réduits à réactiver les réflexes des Etats dits
totalitaires, dans lesquels ne pas penser et ne pas parler comme le pouvoir est un crime,
pour intimider et faire taire leurs opposants ? On sent bien ce que ce parallèle peut
avoir d’excessif, et pourtant...
Certes, s’il existe une idéologie dominante, il n’existe pas aujourd’hui en France
d’idéologie officielle, qui dicterait à chacun ce qu’il doit penser, dire et écrire. Mais il y
a des mots et des références qui sont interdits, ou dont l’usage est strictement
réglementé. « Vichy » est un de ces mots tabous – plus exactement, la référence à Vichy
est érigée en tabou, quand elle est susceptible de contenir quelque pertinence pour
l’analyse du présent. Un tabou n’est pas un interdit en soi ; il s’insère dans le jeu social
des rapports de force. Tout le monde y pense, mais personne ne doit en parler... à
l’exception des gens de pouvoir, seuls habilités à en définir l’emploi légitime (ce qui
constitue une part non négligeable de ce pouvoir) et à en pourchasser l’emploi
illégitime, en qualifiant au besoin cet emploi de « diffamatoire ».
Le recours autorisé à la référence au gouvernement du Maréchal Pétain a été
récemment illustré par le député Lionnel Luca déclarant, le 6 juillet 2011 lors de la
Convention de l’UMP sur l’immigration tenue à l’Assemblée nationale, que c’est le
régime de Vichy qui a eu la bonne idée de faire de la fête du travail le 1er mai un jour
férié. Cette appréciation positive sur une décision dont tout le monde se réjouit encore
(un peu comme de l’instauration de la fête des mères à cette même époque mémorable
de notre histoire) n’était invoquée par ce député de la « droite populaire » que pour
servir de paravent décoratif à une autre initiative du régime de Vichy dont il
conviendrait, selon lui, de s’inspirer, l’obligation pour chaque commune de tenir un
fichier des étrangers régulièrement mis à jour.
Deux jours avant cette proposition, Lionnel Luca avait accepté de recouvrer son poste
de Secrétaire national de l’UMP « à la cohésion nationale et à l’immigration », car c’est
lui qui aura la responsabilité d’organiser à l’automne 2011 une convention de son parti
sur la « nationalité et l’appartenance à la Nation » (voir http://www.lionnel-luca.fr . On
a donc tout lieu de penser que ses propositions présentes et futures, expression d’une
solide xénophobie assumée, loin d’émaner d’un politicien ">pensée du parti majoritaire.
Le plus notable dans les propos de Lionnel Luca, c’est qu’ils portent sur la constitution
de fichiers municipaux destinés à repérer et localiser les étrangers, fichiers qui, dans sa
bouche, sont revêtus d’une connotation d’autant plus positive que ça c’est déjà fait, -
sous Vichy. A ma connaissance, le ministre de l’Intérieur, qui est aussi ministre de
l’immigration et des collectivités territoriales, n’a pas poursuivi Lionnel Luca en justice
pour avoir proposé les fichiers de Vichy comme modèle à notre administration
républicaine. Pourtant, cette proposition du député UMP a recueilli un écho autrement
plus large que le modeste communiqué de presse des organisations tourangelles Soif
d’Utopies et RESF37, qui s’inquiétait d’éventuelles utilisations des fichiers scolaires pour
faire la chasse aux étrangers. Pourtant, c’est bien le fait que ce communiqué évoque les
méthodes de chasse aux Indésirables pratiquées par le régime de Pétain, qui suscita la
colère du ministre et motiva sa plainte en diffamation.
Comment expliquer que, d’un côté, les 4 de Tours soient vus par le pouvoir comme ayant
transgressé un tabou justifiant des poursuites pénales, et qu’à l’opposé, Lionnel Luca,
qui fait de ces mêmes méthodes du gouvernement de Vichy un modèle à suivre, soit
encouragé dans ses propositions, puisque c’est lui qui aura la haute main sur la
préparation de la prochaine convention de l’UMP ?
Tout laisse penser que c’est bien à partir du jugement, positif ou négatif, porté sur
certains faits que se réalise la possibilité ou non de « criminaliser » un propos en le
qualifiant de diffamatoire. Ce qui nous amène à penser qu’il y a deux façons très
différentes de s’affranchir des mots tabous. Si un homme (ou une femme) de pouvoir
affirme : « En matière de contrôle des étrangers, il ne doit pas y avoir de tabou, il faut
faire des fichiers comme sous Vichy » il est salué pour son courage, la saine manière
avec laquelle il s’affranchit du « politiquement correct », manière convenue pour
désigner une prétendue dictature de l’expression et de la pensée qui briderait l’action.
Dans ce contexte, le franc-parler est la marque de l’homme libre.
Mais écrire quelque chose comme : « L’utilisation que vous faites des fichiers pour
repérer les étrangers et les expulser, ça rappelle le régime de Vichy, de sinistre
mémoire », c’est à l’évidence une critique. Le mot « Vichy » n’est ici employé que pour
susciter la désapprobation, voire la répulsion, non du mot lui-même, mais de la politique
qu’il évoque. C’est le rapprochement critique qui est l’objet de poursuites pénales. Le
délit serait donc bien, non pas de faire, ni même de dire qu’on fait, ou d’inciter à
faire, mais de porter un jugement négatif sur ce qui se fait, ou pourrait se faire.
Il y a bien un usage autorisé de certains mots et de certaines références, celui qu’en fait
le pouvoir ; et des usages de ces mots et références que ce même pouvoir définit
comme délictueux, parce qu’ils transgresseraient un tabou d’autant plus respectable
qu’il est, pour l’occasion, supposé universel. Comment qualifier un pouvoir qui s’arroge
le monopole de certains mots ? Qui se réserve l’exclusivité de briser les tabous ? Qui ne
déclare digne de la liberté d’expression que sa seule parole ?
Quelle différence entre les poursuites pénales contre les 4 de Tours et un « procès de
Moscou » ? Une différence de degré, évidemment. Mais y a-t-il vraiment une différence
de nature ? Comme nos ministres d’aujourd’hui, le régime stalinien avait besoin des
juges pour faire condamner ses opposants. Il était donc nécessaire de travestir les
critiques politiques en délits et en crimes de sabotage et « d’atteinte à l’honneur » de la
patrie socialiste. Ces procès à grand spectacle avaient aussi valeur pédagogique. Mais
n’est-ce pas la marque de toute justice, que de faire œuvre d’exemple, à travers la
mise en scène des audiences et la publicité donnée à la sanction ?
C’était la force des procès staliniens, cette mise en spectacle pour alimenter la terreur.
Mais ce fut aussi leur faiblesse, tant il était clair que le « crime » des condamnés était
de s’être opposés au pouvoir.
C’est la force des accusateurs des 4 de Tours que d’essayer, par les poursuites intentées,
de faire de l’intimidation en instaurant une police des mots. Mais c’est aussi leur
faiblesse. Certes, un tribunal n’est pas une libre tribune ; ce qui s’y dit, tant de la part
des prévenus que des témoins et des défenseurs, est à bien des égards une parole
contrainte, par le décor, par l’encadrement des juges, par les interventions et
interruptions des accusateurs. Mais s’attaquer à des militants, qui ont l’habitude de
l’action collective et peuvent compter sur des soutiens solidaires, c’est susciter ce qu’on
appelle une « mobilisation » qui joue le rôle d’une chambre d’écho qui porte bien au-
delà des murs de la salle d’audience. Si tout notre système judiciaire est bâti sur le déni
de la dimension politique de tout procès, il arrive parfois que, du fait des acteurs, et de
la pièce qu’ils sont contraints de jouer, cette part politique ne puisse pas être occultée.
Chantal BEAUCHAMP
25 août 2011
Merci à mon amie Josée pour ses critiques de ce travail et ses précieuses suggestions.