Une amie me rapporte les propos de sa fille Zoé, 17 ans: "Tu sais, maman, j'aimerais arrêter de vivre des moments historiques".
Je dois dire que ces dernières années, je les ai vécues moi aussi comme une sorte de course. Pas forcément une fuite (d'ailleurs, où fuir quand on a une attestation qui limite ses mouvements et ses horaires de sortie? ) mais j'ai eu régulièrement l'impression d'avoir le souffle de la pensée coupé par des injonctions à la métabolisation d'informations. Et cela passe aussi par ces rappels réguliers que ce que l'on vit est "sans précédent", "inédit"... ou pour reprendre le mot de Zoé: "historique".
Réaliser un film est en soi une forme d'hubris.
On est en position de décider du récit, de ce que l'on va raconter, de ce qui va "faire histoire" au moment où l'on filme.
Cela vaut bien évidemment pour un documentaire comme pour une fiction.
On met en scène et ce faisant on élague, on discrimine, on choisi. Et ces choix construisent la narration, façonnent le point de vue qu'on offre sur le monde.
J'ai des dates de tournage mais pas encore de déroulé pour celui-ci.
Ou plutôt: tout ce que j'avais prévu est remis en question, en permanence. Cela, oui, c'est le propre du documentaire. Même si le plus souvent on retombe sur ses idées initiales, jusqu'à la salle de montage le tournage évolue. Je n'ai donc pas non plus de plan de travail, ni de décision arrêtée quant à ce que je mettrai en scène.
C'est à dire: je sais qu'entre le 1er avril et le 26 avril, je serai avec mon équipe de tournage sur la place du Ravelin, à Toulouse. J'ai choisi ces dates parce que j'avais envie de filmer ce moment qu'est la présidentielle, partant du principe que l'instant politique qui est contenu dans ces dates fera récit, quoi qu'il arrive aux personnages que je choisi pour raconter ce moment.
Plus le tournage se rapproche et plus, pour la première fois, j'ai l'impression que m'échappe le récit dans lequel je me projetai dans les prémisses de mon projet. Je voulais donner à voir et à écouter une place en France pendant le moment électoral. La date arrive à grands pas (quarante jours, c'est bientôt) et aucun de mes personnages ne s'y intéresse. Comme s'ils et elles avaient acté que cela aurait lieu, comme le reste, sans eux ou malgré eux. Evidemment que mon film sera cela, se fera à partir de ce réel là.
Le fait que celles et ceux que je vais filmer sont loin de ce qui était à l'origine de mon projet de film est en soi une proposition narrative.
C'est comme si, à mesure que j'avance dans ces préparatifs, mon film se déroulait en "split screen", cette technique qui consiste à mettre l'une à côté de l'autre deux images de manière simultanée. Un écran divisé. Un peu comme un écran de "zoom", où l'on voit plusieurs personnes s'agiter en même temps, parfois aux quatre coins de la planète. Il y a ce qui se passe ici et maintenant, à Toulouse sur la place du Ravelin. Et le reste, si loin si proche. A Kiev, à l'Elysée, dans les salons européens, à la Douma russe.
Il faudrait arriver à filmer comme Cézanne voulait peindre, "par tous les côtés à la fois". Arriver à saisir combien ici et là-bas les choses sont mélangées, mêlées.
Qu'on le veuille ou non, qu'on s'y résigne ou pas.
La chose politique passionne autant que les questions partisanes indiffèrent. Et c'est cela que je voudrais filmer. Essayer de donner corps à ce qui fait du lien dans la cité, nonobstant les bâillements que provoquent les noms des candidats à l'élection du printemps 2022.
Où se loge la politique sur une place toulousaine ?
Dans la queue pour la boulangerie, dans les discussions sur l'invasion russe pendant une partie de pétanque, dans un repas de quartier, dans les inquiétudes déposées chez sa pharmacienne quant à la hausse du prix du gasoil.
Un peu partout en somme.
A suivre, donc.